— Ouais. C’est lui.
Il était 20 heures et des brouettes quand Kowalski les réunit, le grand Mangin et lui, dans son nouveau bureau du 23, boulevard de l’Embouchure, en dessous de l’affiche de Mélodie pour un meurtre et d’un poster de Cindy Crawford.
— Tu dis que ce Luc Rollin dormait avec elle mais qu’ils ne couchaient pas ? Il devait être drôlement frustré, le gamin.
— Et jaloux, renchérit Mangin.
— Après la scène dans la rue où ce type les a abordés, il était assez furax pour rompre, abonda Ko. Il devait être fou de jalousie, ouais…
— Il a reconnu Lang, dit Servaz.
— Ce qui veut dire que monsieur l’auteur de romans policiers nous a menti, conclut le chef de groupe. Puisqu’il a vu Ambre cette année et qu’apparemment il la poursuivait de ses assiduités…
— Et il y a aussi cette fille, Karen Vermeer, qui prétend qu’Ambre collectionnait les hommes.
— J’pense pas que Lang devait aimer ça, commenta Ko en caressant sa barbe.
— Elle était restée vierge, ajouta Mangin. Elle les allumait mais, au dernier moment, tintin… De quoi péter les plombs, non ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
Mangin avait l’air de considérer qu’elle l’avait bien cherché — c’était le genre d’homme à estimer qu’un viol est presque toujours le résultat d’une provocation.
— Résumons-nous, dit Kowalski. Lang affirme qu’il a coupé les ponts depuis plusieurs années mais, en réalité, il continue de poursuivre Ambre Oesterman jusque dans la rue. Il est au courant pour Rollin, ce qui veut dire qu’ils ont été en contact dans les semaines qui précèdent, pendant le temps qu’a duré la relation entre Ambre et l’étudiant. Il n’a pas d’alibi pour la nuit du double assassinat et il était seul, selon lui, dans sa maison qui se trouve à moins de vingt minutes en voiture de l’île du Ramier. Il échangeait une correspondance avec les filles dans laquelle il leur disait qu’il voulait les épouser toutes les deux, une correspondance truffée d’allusions sexuelles entamée alors qu’elles étaient mineures. Il reconnaît les avoir rencontrées à plusieurs reprises, y compris dans un bois. Les parents déclarent que le type qui appelait toutes les nuits pouvait avoir dans les trente ans, la scène de crime est inspirée d’un de ses putains de bouquins…
Il se leva de sa chaise, décrocha son blouson. Par la fenêtre ouverte entrait la rumeur des voitures sur le boulevard ; une sirène à deux tons s’éleva puis s’éloigna ; le soir sentait les gaz d’échappement, le bitume surchauffé : la ville ardente.
— Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je crois qu’on en a assez pour mettre ce connard en garde à vue.
Il se dirigea vers la porte.
— Et Dhombres ? s’enquit Servaz.
— Sa copine a confirmé l’alibi.
— Il est libre ? Et les photos ? Les menaces à Ambre ? Le délit de fuite ?
Kowalski se tourna vers lui.
— Oublie Cédric Dhombres. Ce gamin est cinglé, mais ce n’est pas lui qui a tué les filles.
Ils trouvèrent portail clos, cette fois, mais jetèrent un œil entre les mailles du grillage, près du pilier de droite, là où la grande haie ménageait un petit espace. Là-bas, au bout de l’allée, la maison était illuminée comme un bateau de croisière quittant le port. Les lumières ruisselaient sur les pelouses. En revanche, le golf à leur gauche était plongé dans la pénombre.
Servaz regarda sa montre.
— Il est 21 heures passées, dit-il.
Kowalski ne broncha pas. Il pressa le bouton sur le pilier de droite.
— Oui ? fit une voix grésillante dans l’interphone.
— M. Lang ? Inspecteur principal Kowalski. On peut entrer ?
— Pour quoi faire ? demanda la voix.
— On vous le dira une fois à l’intérieur.
Un bourdonnement et le portail s’ouvrit lentement. Ils s’avancèrent sur la piste de gravier et de terre battue, dans la semi-obscurité, et le chant des grillons.
— Il est 21 h 07, fit remarquer Martin. On n’a plus le droit d’entrer dans un domicile privé ni d’interpeller avant demain matin 6 heures.
— Observe et apprends, répondit Kowalski.
Servaz le vit manipuler la couronne de sa montre-bracelet puis marcher à grands pas en direction de la maison. Sous le porche, sa silhouette se découpant dans la lumière, Lang les attendait, un verre de vin à la main, une serviette de table glissée dans son col de chemise. Le chef de groupe se planta devant lui et lui colla sa tocante sous le nez. Lang lorgna le cadran.
— M. Lang, à compter de ce lundi 31 mai, 20 h 56, vous êtes placé en garde à vue.
15.
Où on passe une sale nuit
— Est-ce bien nécessaire ? demanda l’écrivain.
Neuf heures et demie du soir : la petite pièce sans fenêtres au sous-sol les cuisait dans leur jus. Ils étaient quatre autour de Lang — Kowalski, Mangin, Saint-Blanquat et lui — et il pensa à une scène de Midnight Express .
— Déshabillez-vous, répéta le chef de groupe.
Pendant une seconde, les deux hommes s’affrontèrent du regard, puis Erik Lang se pencha et commença à retirer ses chaussures, avec la lenteur délibérée d’un strip-tease. Il déboutonna ensuite sa chemise, l’ôta, défit sa ceinture, se débarrassa de ses chaussettes, puis du pantalon de lin blanc. À ce moment-là, quelqu’un dit « merde » et le silence se fit. Les quatre hommes fixaient la même chose. Avec la même perplexité. Servaz n’avait jamais rien vu de pareil. Probable que ses voisins non plus.
— J’enlève le slip ?
— Non… non… c’est bon…
Kowalski plissa les yeux.
— Qu’est-ce que c’est ? voulut-il savoir.
Lang montra ses jambes.
— Ça ?
— Oui.
— Ichtyose.
— Quoi ?
— On appelle ça de l’ichtyose. Une maladie de peau congénitale.
Tous fixaient les squames losangées, entre le gris et le brun, qui recouvraient la peau sèche et rugueuse des jambes, des hanches, du ventre et de la poitrine. Écailles , pensa Servaz, de la peau de serpent . Comme sur les photos… Il frissonna comme s’il faisait froid tout à coup dans la pièce.
— Ça vient du grec ichtys , qui signifie poisson. À cause des écailles, bien sûr. Même si je trouve plus… gratifiant de me comparer à un serpent. (Un sourire.) C’est une maladie très ancienne — on la mentionne en Inde et en Chine plusieurs centaines d’années avant Jésus-Christ. La peau est fragile, la desquamation continue, ajouta-t-il. C’est-à-dire que je perds des peaux à peu près partout où je passe — ici, ou sur une scène de crime , par exemple…
Il lança à Kowalski un regard éloquent.
— C’est bon, rhabillez-vous, dit celui-ci.
— Vous êtes sûr ? Vous ne voulez pas examiner mon trou de balle ?
— Un conseil, ne jouez pas au plus fin avec moi, Lang, articula le flic d’une voix sinistre.
— Amène-toi, l’homme-serpent, on va prendre tes empreintes, lâcha Mangin d’un ton lourd de sarcasme.
— Je veux voir mon avocat.
— Il est en route.
C’était Saint-Blanquat qui avait parlé. Saint-Blanquat ressemblait à une caricature de gratte-papier avec sa calvitie précose et ses lunettes de myope. Faussement placide, il avait une force d’inertie qui lui permettait d’amortir n’importe quelle onde de choc, qualité éminemment utile dans une audition. Kowalski et Mangin fixaient Lang en silence. On aurait dit deux vauriens qui préparent un mauvais coup. Une voix de baryton s’éleva dans le couloir, demandant où était le bureau du chef de groupe, puis un homme grand et corpulent avec une barbe de cinq jours, des yeux globuleux et un air sanguin fit son entrée.
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