— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Ses dernières victimes sont inspirées des toiles de Goya. Ce sont des hommages et aussi des œuvres.
Attrapant une pince, Thureige fit craquer une patte de crabe jusqu’à éclabousser le plafond.
— Et Marco Guarnieri ? Pourquoi avoir caché le corps ?
Là-dessus, il s’était cassé le cerveau.
— Il ne l’a pas caché.
— Pardon ?
— Il l’a immergé pour offrir une variante à sa série. Il a fait exprès de se faire surprendre par le pêcheur au large de Blackpool. Nous avons couru après ce tueur pendant plusieurs semaines sans jamais trouver la moindre trace. Croyez-moi, s’il l’avait voulu, personne n’aurait pu témoigner de sa présence auprès de la Black Lady.
Thureige ne répondit pas. Le nez dans son assiette, les lèvres lustrées de vinaigrette, il donnait l’impression d’être d’accord avec ces arguments — et surtout de déjà les connaître.
Stéphane se prit un coup de sang, il détestait tourner autour du pot :
— Monsieur le juge, pourquoi m’avez-vous invité ici ? Je reviens de vacances et je n’ai rien à vous dire de plus que ce que j’ai déjà écrit dans mes conclusions…
— Je voulais m’assurer que vous étiez solide.
— Dans quel sens ?
— Lors du procès, je vais vous citer à comparaître.
— Il n’y a pas de problème, je…
— La partie sera rude, croyez-moi.
— Avec le dossier qu’on a ?
Thureige fouina parmi les derniers coquillages comme une mouette affamée à marée basse.
— Sobieski a changé d’avocat.
— Grand bien lui fasse. Quelle que soit sa défense, il est cuit.
— Il a pris Claudia Muller.
— Jamais entendu parler.
— Ça m’étonne. C’est la meilleure pénaliste de Paris.
— Et alors ?
Le juge trouva une dernière huître qui avait échappé à sa razzia. Il considéra avec concupiscence le mollard juteux qui s’étalait sur la nacre comme s’il y avait découvert une perle.
— Et alors ? répéta-t-il avant de siffler la chair couleur d’acier en un nouveau bruit de soupe. Cette salope va nous crucifier.
Une année passa. Marquée par deux victoires.
La première fut l’armistice négocié avec Émiliya. Barbie n’avait mis que trois mois pour revenir avec un butin solide. Une séance très spéciale à base d’aiguilles et de langue perforée au club L’Évident ; une plaie ouverte au flanc, avec intestins à vif, exhibée non pas aux urgences d’un quelconque hôpital mais dans les sous-sols d’une morgue abandonnée sur la frontière belge, avec public d’initiés en prime. Du lourd .
Toujours pro, Barbie avait fait valider l’authenticité de ces documents numériques par des experts. Ensuite, elle avait posé les scellés sur les clés USB avant de les remettre à un huissier. Du lourd et du béton .
Avec de telles munitions, Corso jouait sur du satin doublé de soie. Il avait invité Émiliya à boire un verre dans le bar d’un palace, le terrain naturel de son ex. Là, entre une coupe de champagne et une poignée d’amandes grillées, il avait sorti ses tirages.
— Qu’est-ce que je dois en conclure ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Que j’ai beau être un flic des rues, une brute mal dégrossie, je saurai où envoyer ces images pour réduire à néant ta réputation et ta carrière.
À ce moment-là, Émiliya travaillait déjà activement à la campagne électorale d’Emmanuel Macron, ayant rejoint le parti En Marche depuis plusieurs mois. En cas de victoire du gendre idéal (celui qui épouse sa belle-mère), elle était assurée d’accéder aux plus hautes fonctions, mais certainement pas avec des aiguilles dans la langue et des boyaux dehors.
— Quelles sont tes conditions ?
— Un divorce à l’amiable et la garde partagée de Thaddée.
Maintenant qu’il était en position de force, Corso avait changé son fusil d’épaule : la meilleure situation pour leur fils, sur le plan à la fois affectif et éducatif, était un temps équitablement partagé entre son père et sa mère. Avec une précision toutefois :
— Si jamais j’apprends que tu l’as associé à un de tes jeux pervers ou que tu lui as fait subir le moindre sévice, je sortirai mon dossier et tu ne le verras plus qu’une demi-heure par mois, en compagnie d’une assistante sociale.
— Pourquoi tu ne commences pas par là ?
— Parce que je pense que Thaddée a besoin de toi, même si tu es une aberration.
Il glissa les images dans leur chemise cartonnée et sourit :
— Je suis sûr que ça va rouler.
— Comment tu vas faire pour t’occuper de lui ?
— Je change de boulot.
Il attendait d’une manière imminente sa mutation à l’OCRTIS (l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants), au sein de la Direction centrale de la police judiciaire, rue des Trois-Fontanot à Nanterre.
— La rue te colle à la peau.
— Tu te trompes. Le sens de ma vie, c’est Thaddée. Et il est temps que je me range des voitures.
En conclusion, elle lui posa la dernière question à laquelle il s’attendait :
— Tu as quelqu’un ?
Corso songea à Miss Béret. Il ne la voyait pas plus souvent que d’habitude, mais le fait qu’elle fasse toujours partie du paysage était significatif.
— Oui, fit-il par provocation.
— Du sérieux ?
— L’avenir le dira.
Émiliya retrouvait déjà son sourire — et son maintien méprisant. Son ex-épouse était comme les amibes, elle aurait survécu à une bombe atomique.
— T’as jamais été foutu de garder une femme.
— Peut-être, mais je saurai garder mon fils.
Avant de se lever, Émiliya saisit la coupe de Corso et cracha dedans. Peut-être une tradition bulgare, mais il ne s’en offusqua pas. Après tout, il n’avait pas vraiment envie de trinquer avec le cauchemar de son passé.
Quelque temps plus tard, la conciliation en route, ils étaient allés célébrer ça, Thaddée, Barbie et lui, dans le restaurant préféré du petit prince, le McDo du Luxembourg-Panthéon, boulevard Saint-Michel, dans le V e arrondissement.
D’une manière tacite, Barbie était devenue la marraine de Thaddée. Pas au sens religieux du terme, plutôt au sens flicard. Si le gamin était menacé d’une manière ou d’une autre, ils seraient deux à dégainer.
Un bonheur n’arrive jamais seul.
Un mois plus tard, en février 2017, Corso obtenait le job à la Direction centrale de la police judiciaire. Il n’en devenait pas le chef bien sûr (l’OCRTIS comptait près de cent cinquante hommes), mais il héritait de responsabilités accrues et pouvait être considéré comme le numéro deux ou trois de l’Office. Corso n’était pas particulièrement heureux de renouer avec la drogue — quand on est un ancien junk, on a toujours peur de se réveiller avec un fix dans le pli du coude —, mais il accédait à un poste mieux payé avec des horaires stables. Alléluia !
De loin en loin, il avait eu des nouvelles de l’affaire Sobieski, notamment par Barbie. Michel Thureige avait mené une procédure de plus de huit mois : des dizaines d’interrogatoires, plusieurs confrontations organisées, des expertises, des perquisitions, des réquisitions en veux-tu, en voilà… Tout ça pour constituer un dossier qui montait jusqu’au plafond et qui confirmait les lourdes charges qui pesaient à l’encontre du dénommé Philippe Sobieski.
Le peintre lubrique n’avait plus moufté. Il niait tout en bloc, s’accrochant à ses alibis. Quant à Blackpool, il s’obstinait à prétendre qu’il y avait passé la nuit avec un certain Jim, un prostitué anglais dont personne n’avait retrouvé la trace. Lorsqu’on évoquait son repaire de la rue Adrien-Lesesne et ses indices matériels, il se contentait d’évoquer un « coup monté », ce qui était d’une naïveté touchante.
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