Face à cette ligne de défense, le magistrat s’était pourtant senti obligé de vérifier la liste des ennemis de Sobieski, histoire surtout de ne pas avoir de mauvaises surprises lors du procès. Cette liste était digne de « L’air du catalogue » de Don Giovanni, avec ses « mil e tre » noms de conquêtes. En près de vingt ans de prison, Sobieski avait su s’attirer le respect mais aussi la haine de beaucoup de détenus. Toutefois, aucun d’entre eux ne paraissait assez malin ou audacieux pour organiser de tels meurtres dans le seul but de faire porter le chapeau à un vieil ennemi de mitard.
De son côté, Corso s’était renseigné sur Claudia Muller. Le juge n’avait pas menti : l’avocate était un phénomène. À 36 ans, elle s’était fait un nom dans les prétoires en collectionnant les acquittements ou les peines allégées pour les pires criminels. Elle agrémentait sa démarche d’un vernis philosophique. Lors de plusieurs interviews, elle avait expliqué plaider non seulement pour ses clients mais aussi pour une certaine conception de la justice, chacun, aux yeux de la loi, ayant le droit de bénéficier de la meilleure défense. Corso connaissait par cœur ce discours qui excusait tout et permettait aux pires salopards d’être replacés au plus vite sur le marché. À eux ensuite, flics de la rue, de compter les points et de remettre la main sur ces multirécidivistes.
Mais ce qui l’avait le plus frappé, c’était le physique de la trentenaire : une grande brune née d’un seul jet, dont le visage affichait des traits si fins qu’ils semblaient incisés à la pointe sèche. Il émanait de ses portraits une grâce et une dureté mêlées qui glaçaient le sang. « Trop belle pour toi », s’était dit Corso.
Une seule certitude, Thureige se méfiait de Claudia Muller comme d’une maladie vénérienne et s’évertuait à éclaircir tous les points obscurs que l’avocate aurait pu exploiter — les juges et les procureurs la surnommaient « l’enfumeuse ».
En avril, Corso avait croisé par hasard le magistrat au TGI de Paris. Ils avaient échangé quelques mots et Thureige avait de nouveau exprimé ses craintes. L’avocate ne s’était pas encore exprimée sur les détails de sa ligne de défense et personne ne savait ce qu’elle tramait. Le juge, plutôt inquiet, était certain qu’elle leur mitonnait une stratégie tordue et efficace, et qu’elle ne sortirait pas du bois avant le procès.
Le procès de Philippe Sobieski s’ouvrit le lundi 10 juillet 2017.
Corso, comme tous les voyous, détestait le Palais de Justice de Paris. La froideur de la pierre et du marbre. La prétention de l’architecture. La hauteur des plafonds, la longueur des couloirs, le nombre de marches… Le message était clair : « Vous avez trouvé plus fort que vous. » Une puissance terrible, immanente, intraitable, allait vous réduire en miettes.
Le TGI, c’était comme une église, mais sans le moindre dieu à l’horizon. On voulait vous faire croire qu’une instance supérieure, universelle, régnait ici, mais il ne s’agissait que d’hommes déguisés bricolant toute la sainte journée des sentences soi-disant objectives et des châtiments pseudo-équitables. Tout ça était bidon : l’exercice de la loi était toujours corrompu par les faiblesses et les erreurs humaines, celles-là mêmes qui étaient à la source des crimes jugés. Comme disait Bompart, « la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre. Et la justice des hommes ne tombait jamais loin de la chierie humaine ».
Corso avait toujours fait son boulot dans un esprit de nihilisme : il arrêtait les coupables, donnait le maximum de munitions au juge, mais après ça… Que le coupable ait de quoi se payer un très bon avocat, ou au contraire qu’il n’ait pas les moyens de s’en offrir un, et le verdict changeait du tout au tout. Le flic ne pouvait admettre que la justice repose sur le talent d’un seul bonhomme, la mauvaise humeur d’un autre ou simplement le fait qu’il pleuve ou non ce jour-là…
Sans compter le système des jurés qui n’y connaissaient rien et qu’on avait précisément choisis pour ça. C’était un peu comme construire un TGV en jouant chaque décision aux dés ou à « pierre-papier-ciseaux ». Mais le pompon, c’était la jurisprudence. Qu’un juge prononce un jour un arrêt absurde (lui-même sous l’influence d’une mauvaise digestion ou du lit de sa maîtresse), et la bourde était aussitôt érigée en loi, la même connerie se répétant alors de procès en procès, de génération en génération…
Corso avait pris l’habitude de ne jamais se soucier de ce qui se passait après l’arrestation de ses suspects. Au fond, il était comme Sobieski : il se voyait comme un justicier solitaire, sûr de sa vérité. Mais son jugement s’arrêtait à son enquête. Ensuite, ce n’était plus son problème.
En l’honneur du triste peintre, Corso avait décidé de faire une exception à sa propre règle. Il voulait suivre le procès de bout en bout, demandant au passage une dérogation pour assister à tous les débats (étant cité à comparaître, il ne pouvait le faire normalement qu’après avoir témoigné).
Comme l’année précédente, Thaddée était parti passer le mois de juillet en Bulgarie avec sa mère. Corso pouvait donc renouer avec ses vieux démons le temps de quelques semaines, comme un ex-défoncé repique en secret à l’héroïne.
Quand il pénétra dans la salle d’audience avec la foule des curieux, il grelottait tel un enfant malade. Malgré lui, il était encore une fois impressionné. À l’intérieur du tribunal, la comparaison avec une église se renforçait. Les bancs en bois, c’était les prie-Dieu. Les seuils de bois verni, les portes du presbytère. Les robes des juges, les soutanes. Et tout autour de lui, le même recueillement, les mêmes voix basses et respectueuses qu’à la messe…
On en était aux prémices du spectacle. Dehors, les flashs crépitaient, se réverbérant sur les murs lambrissés et les plafonds à caissons peints. Les photographes jouaient des coudes, les cameramen cherchaient le bon angle sur le seuil de la porte (aucune image ne peut être prise durant les débats).
Sur les bancs, on s’agitait aussi, on murmurait, on tendait le cou. Stéphane percevait les craquements du bois, les murmures de ses voisins, les résonances de la pierre : il avait l’impression d’entendre les rouages d’un organisme obscur et inquiétant. La justice, c’était ça, ces avis mêlés, ces frissons enchevêtrés, cette espèce de voie moyenne dans l’horreur et la curiosité malsaine.
Enfin, les portes se fermèrent et le casting arriva, au grand complet.
Les jurés d’abord, qui s’installèrent de part et d’autre du fauteuil du président, derrière la tribune centrale. Puis, sur la gauche, les figures de l’accusation : l’avocat général, représentant le ministère public, dans un box particulier, et la partie civile, reléguée vers le public. Une seule personne s’était portée partie civile pour ces deux victimes sans famille : Pierre Kaminski himself , le tenancier du Squonk, ancien ami de Sobieski et désormais son pire ennemi. Il était là en personne, avec sa coupe de légionnaire et sa veste près de craquer sous la pression des muscles. Tout le monde devait se demander ce que foutait là cet athlète body-buildé à tête de facho. Corso s’interrogeait pour sa part sur la légitimité d’un ancien repris de justice à s’improviser accusateur…
Arriva alors l’avocate de la défense. Malgré l’ampleur du procès, Claudia Muller la jouait en solo. Très grande, elle s’assit sans un regard pour le public, domptant les plis de soie noire de sa robe. Aussitôt, elle se plongea dans ses notes. C’était la première fois que Corso la voyait en chair et en os et il en éprouva un vrai choc. Son cou, interminable, semblait disposer de quelques vertèbres supplémentaires, comme La Grande Odalisque d’Ingres. Ses cheveux châtains, légèrement ondulés et tirés en arrière, paraissaient faire honneur à son front lisse comme un casque d’armure. De là où il était, il pouvait distinguer la perfection de la ligne du nez et ses sourcils très noirs qui soulignaient son expression comme au couteau.
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