— Pas si sûr. Elle est vraiment… cinglée.
— Les goûts pervers, c’est une chose. L’instinct maternel, c’en est une autre.
— C’est bon, soupira Corso, je suis au courant. Mais fais-moi confiance, je te parle d’une vraie pathologie. Et ça risque pas de s’arranger. J’ai peur qu’elle finisse par prendre Thaddée en otage de ses jeux SM.
Barbie avait les yeux rivés sur le portrait d’Émiliya. Ses traits légèrement orientaux paraissaient ciselés dans du cuivre et exprimaient une quiétude trompeuse.
— Elle est dangereuse, insista-t-il. Je crois que sur ce plan, tu peux me faire confiance.
— C’est quand ton jugement ?
— Dans six mois, mais je veux plus passer par un juge. Je veux une négo avec elle, le couteau sous la gorge, et qu’elle me signe un protocole qu’on fera homologuer.
Barbie attrapa le portrait et l’empocha d’un seul geste. Un rapace qui saisit un rongeur par le dos.
— File-moi tes dates. T’auras ce dont tu as besoin en temps et en heure.
Corso sentit quelque chose se dénouer au plus profond de lui-même. La coercition, il n’y a que ça de vrai.
Au milieu du mois de septembre, Corso fut convoqué par le juge Thureige. Les magistrats demandent souvent des précisions aux flics de terrain qui ont mené l’enquête, mais Thureige l’invita dans une brasserie parisienne.
Corso n’appréciait pas ce genre d’endroits, une de ces salles à l’ancienne qui puent la choucroute et résonnent comme un marché couvert. Pourtant celle-ci valait le coup d’œil : carrelage en mosaïque au sol, banquettes de moleskine, barres d’appui en cuivre, luminaires tulipes, vitraux à la Mucha. Chaque box était isolé par des panneaux de verre sablé qui donnaient l’impression d’être dans un compartiment de l’Orient-Express.
Thureige commanda un plateau de fruits de mer qui vint les séparer comme un mandala de coquillages. Huîtres, palourdes, tourteaux, bulots, langoustines… Si on ajoutait à ce florilège la mayonnaise, la sauce à l’échalote, le rince-doigts, le pain de seigle, les épingles à bigorneaux, Corso se sentait de trop…
Il était sur ses gardes. Son dossier d’enquête multipliait les irrégularités et, malgré leurs efforts avec Krishna pour donner à tout ça un air de légalité, le flic redoutait que le magistrat ne tique sur telle ou telle faille de la procédure. Avec leurs auditions feutrées dans leur bureau et leurs experts au langage incompréhensible, les juges sont des théoriciens. Rien à voir avec les travaux pratiques que se fadent chaque jour des flics comme Corso.
Or Thureige était réputé pour son manque de souplesse et sa rigueur obsessionnelle. Un vrai fada de l’alinéa et du trombone. C’était un petit mec au costume étroit et à l’air anxieux. Très brun, sourcils charbonneux, joues creuses, il ressemblait à Charles Aznavour.
Il s’avéra assez vite que le magistrat voulait simplement avoir son avis sur l’affaire. Stéphane se détendit. Picorant ses œufs mayonnaise, il résuma ses semaines d’enquête en essayant d’avoir l’air neutre et distant. Pas question de révéler à quel point l’affaire Sobieski l’avait rendu cinglé.
— Vous saviez qu’il vénérait sa mère ? l’interrompit Thureige.
— Non.
— Elle n’est jamais venue le voir en prison mais, dès qu’il a été libéré, il s’est mis à sa recherche.
— Il l’a retrouvée ?
— Dans un asile, près de Montargis.
Corso revoyait la femme minuscule aux lèvres arquées comme un élastique de lance-pierre, les yeux fous, le cerveau infecté par un sadisme délirant. À quoi pouvait-elle ressembler à 70 ans ?
— Elle était dans un état lamentable, dit Thureige comme s’il avait entendu la question. Rongée par la schizophrénie et les chancres de multiples maladies vénériennes. Il lui a payé la meilleure des cliniques jusqu’à ce qu’elle meure en 2013. C’est un fait attesté par ses proches : Sobieski allait toutes les semaines au cimetière de Pantin se recueillir sur sa tombe.
Le flic n’avait pas envie d’entendre le moindre fait humain concernant Sobieski. Il reprit son discours, insistant, sans savoir pourquoi, sur la folie sexuelle du personnage — celle de sa jeunesse, quand il multipliait les viols et les agressions ; celle de sa maturité, à sa sortie de taule, quand le peintre collectionnait maîtresses et amants.
Thureige ne semblait pas intéressé par cet aspect des choses. Il aspira une huître puis demanda :
— Vous pensez qu’il a tué dès sa libération ?
— Je n’ai aucun doute. On a trouvé dans sa planque du sang de…
— On n’a pas identifié ces victimes.
Nouveau ssslluuuurrrrp… À l’évidence, le magistrat aimait gober ses huîtres (il les avait demandées bien grasses) en prenant son temps, comme un amateur de cunnilingus qui jouerait l’endurance. Corso en avait des haut-le-cœur.
— Peu importe, trancha-t-il avec impatience. Sobieski est un assassin. Il a tué dans sa jeunesse. Il a tué en prison. Il a tué après sa libération. Cette aura de grand peintre a été pour lui la meilleure des couvertures. En gravissant l’échelle sociale, il s’est placé au-dessus de tout soupçon.
Thureige attrapa une épingle et tritura un bigorneau.
— Je ne veux pas le stigmatiser, dit-il en exhibant un tortillon grisâtre.
Corso se pencha pour mieux se faire entendre. Sa voix avait la fermeté d’un marteau enfonçant les clous de son discours :
— Sobieski a purgé dix-sept ans de prison. Il n’a jamais bénéficié d’une remise de peine. L’administration pénitentiaire a toujours considéré qu’il constituait un danger majeur — pour les autres détenus, et a fortiori pour le monde de l’extérieur. En prison, il se prenait pour un justicier, châtiait les uns et assassinait ceux qui lui déplaisaient. Il baisait comme un phoque et il a initié les autres prisonniers aux joies perverses de l’art de la corde. Sobieski est une pure raclure, un produit toxique, un poison pour notre société, un homme à abattre !
Thureige souriait et il avait raison : pour quelqu’un qui ne voulait pas avoir l’air fanatique, Corso avait raté son coup. Dans la lumière des globes de verre, il devinait l’image qu’il donnait. Bon Dieu , se dit-il, j’aurais jamais dû venir. Ou alors avec Barbie . Elle aurait su le cadrer et l’empêcher de déblatérer.
— Que pensez-vous de sa réhabilitation… officielle ?
— Sobieski est un grand peintre, aucun doute là-dessus. C’est aussi un vrai cerveau. Il est entré en taule quasiment analphabète. Il en est ressorti des diplômes plein les poches. Mais depuis quand les assassins ont pas le droit d’être intelligents ?
Thureige acquiesça avec calme. Il trempait maintenant son pain de seigle dans la sauce à l’échalote, dont l’odeur aigre piquait les narines de Corso.
— Comment expliquez-vous cette différence de mode opératoire ? Je veux dire, s’il a tué d’autres filles avant Sophie et Hélène, pourquoi n’a-t-on jamais retrouvé les cadavres ?
— Je pense qu’il a évolué. Dès sa sortie de prison, il a repris les choses là où il les avait laissées aux Hôpitaux-Neufs. Il a sans doute asphyxié et défiguré plusieurs femmes d’une manière désorganisée et il les a fait disparaître dans son four.
— On n’y a pas retrouvé la moindre particule organique.
— Il y a mille façons d’éliminer ou d’éviter ce genre de résidus.
— Admettons. Mais pourquoi a-t-il ensuite exhibé ses victimes ?
Corso avait son idée sur la question :
— Son instinct meurtrier s’est affiné et, surtout, la peinture s’est immiscée dans son délire.
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