Un fait surtout revenait en leitmotiv, un grain de sable dans son dossier. Il connaissait maintenant le pedigree de Marco Guarnieri, dit « Narco ». Le gars n’avait pas (du tout) le profil des deux autres victimes. D’abord, bien sûr, c’était un homme. Ensuite, il n’était ni strip-teaseur ni prostitué (ce n’était pas lui que Sobieski avait embrassé dans la ruelle avant le queer-bashing ). Narco était un petit dealer de Blackpool, drogué jusqu’à l’os, qui survivait en vendant ses doses à la sortie des casinos et des clubs de strip.
Son histoire n’avait rien de remarquable — dans le registre de la lose. Né à Aoste en 1983, élevé à Turin puis en Grande-Bretagne par sa mère. D’abord danseuse, puis serveuse, cette dernière avait trimbalé son gamin au gré de ses contrats et avait trouvé sa voie sur le tard : strip-teaseuse. C’était le seul point commun entre Guarnieri et les filles du Squonk.
Pour le reste, une petite frappe de Liverpool, un délinquant multirécidiviste. À 33 ans, il avait passé plus de quinze ans en taule. Altcourse, la prison de Liverpool ; Birmingham, dans les West Midlands ; Forest Bank, la taule de Manchester… À sa façon, Narco avait voyagé.
Il fallait donc supposer que Sobieski, cherchant ce soir-là un amant (ou, version plus probable, de quoi se charger), était tombé sur lui. Il l’avait convaincu de l’inviter chez lui — on avait finalement découvert le lieu du meurtre, un studio sordide que Guarnieri louait pour quelques livres. Sobieski l’avait ensuite emmené dans la propre bagnole du dealer puis il avait volé un Boston Whaler à la marina de Fleetwood Haven — tout ça pour immerger le corps au pied de la bouée Black Lady. Mais pourquoi tant de complications ?
Corso sentait une contradiction profonde entre l’hypothèse d’une pulsion criminelle soudaine et l’élaboration d’un meurtre aussi sophistiqué, avec liens, mutilations, immersion… Mais dans sa chaise longue, à l’ombre des palmiers, il s’efforçait de ne pas développer, c’était désormais le boulot du juge, et encore, d’un juge anglais.
Chaque jour, il observait les gamins qui jouaient sur la plage ou au bord de la piscine, cherchant des yeux Thaddée parmi les groupes du mini-club. Une fois qu’il l’avait repéré, il le saluait de la main et il fermait les yeux en éprouvant un profond sentiment de satisfaction. Mission accomplie . Il se prenait même à rêver d’une rentrée en forme de sans-faute : promu, il récupérait son fils, déménageait, et tant qu’on y était, se trouvait une nouvelle femme. Côté terrain, il passait la main, s’installait dans un beau petit bureau et prenait de la hauteur en rentrant à heures fixes pour le dîner. Un quotidien pépère qui lui permettrait de ne plus aller au contact avec les démons et de dormir tranquille.
Mais Corso n’était pas d’un naturel optimiste. Quand il rouvrait les yeux, le soleil avait la couleur amère du citron qu’on utilise pour diluer l’héro, et son fond de Coca, tiède, ressemblait à de la résine de cannabis fondue. Il devait rester sur ses gardes, la vie lui avait appris qu’on découvre toujours un étron sur son paillasson.
Il avait raison : une douche glacée l’attendait à son retour.
Émiliya était restée à Paris tout le mois d’août — et à l’évidence, son avocate aussi. À elles deux, elles avaient trouvé de quoi s’occuper. À son retour de vacances, maître Janaud lui remit un dossier de 134 pièces en représailles à son mince plaidoyer de « héros du jour ». Tout y passait : les innombrables activités qu’elle avait menées de main de maître avec Thaddée, les professeurs — école, piano, judo… — qu’elle rencontrait régulièrement, les certificats médicaux démontrant les soins qu’elle lui avait prodigués, les preuves en série que le petit garçon menait auprès de sa mère une vie paisible, riche et régulière. Le père, « présumé coupable », pouvait aller se rhabiller, il n’avait aucune chance contre cette championne toutes catégories de l’éducation et de l’amour maternel. C’était la loi du ventre, mais confirmée et entérinée par les faits.
L’avocate n’y alla pas par quatre chemins : l’affaire du Squonk était loin, son nouveau boulot n’existait pas encore et les maigres pièces de son dossier ne pesaient pas lourd comparées au tableau d’honneur d’Émiliya. L’affaire serait jugée d’ici six mois mais, d’après maître Janaud, c’était « tout vu ».
Très bien, se dit Corso, puisqu’il n’était qu’un salopard de flic, il allait agir comme tel.
Le lundi 5 septembre au matin, il convoqua Barbie dans son bureau.
— J’ai remarqué un truc pendant l’enquête, attaqua-t-il.
— Quoi ?
— Akhtar, tu connaissais ses productions ?
— J’en avais entendu parler.
— Tu as aussi déniché un maître du shibari.
— Ça nous a bien rendu service.
— Je te fais aucun reproche. Je constate que t’as l’air de maîtriser le domaine.
— Culture générale.
— Je crois plutôt que toutes ces histoires de porno, de SM, de ligotage, ça te chauffe.
Barbie, qui était déjà tendue au naturel, devint presque catatonique.
— Ça m’intéresse, c’est tout. Tu vas me foutre la BRP au cul ?
Corso fit mine d’acquiescer, sourire aux lèvres. Le dialogue était comme une résonance ironique de ce qu’ils ne se disaient pas. Il ouvrit un tiroir et en sortit une photo, un portrait tout en neutralité d’Émiliya.
— Tu la connais ?
— Elle me dit quelque chose. Qui c’est ?
— Émiliya, mon ex.
Barbie eut un bref sourire.
— J’ai dû la croiser dans les couloirs.
— Aucun risque. Elle n’a jamais foutu les pieds ici. Non, je pense que tu l’as rencontrée ailleurs.
— Où ?
— Durant tes nuits agitées.
— Qu’est-ce que tu cherches à me dire ?
Corso ne s’était jamais étendu sur la nature de ses problèmes avec Émiliya. Tout le monde savait qu’il divorçait mais il s’était toujours refusé à révéler la personnalité effrayante de la Bulgare. Il était temps d’affranchir Barbie :
— Si toi, « ça t’intéresse », considère qu’elle est à elle seule l’encyclopédie du cul qui souffre et qui gémit.
La fliquette se pencha au-dessus du bureau, l’air plus méfiante que jamais.
— Qu’est-ce que t’attends de moi ?
— Quand je garde mon fils, elle se la donne grave. Tous les clubs où on se chie les uns sur les autres, toutes les soirées où on se fait empaler à la matraque, elle y est.
— Et alors ?
Corso poussa vers elle le portrait d’Émiliya.
— À partir d’aujourd’hui, tu y seras aussi. Je te donnerai les dates de mes gardes. Tu la prends en photo, tu la filmes, tu ramasses des témoignages. Tu me ramènes de quoi la foutre en taule ou à l’asile.
— Tu crois que c’est aussi simple ?
— Si c’était simple, j’t’aurais pas appelée. Tu peux me rendre ce service ?
Barbie conserva le silence quelques secondes.
— Jouer un tel coup bas à une autre femme, je suis pas très chaude.
— C’est la seule façon pour moi de récupérer la garde de mon gamin.
— Justement. C’est vraiment un coup de pute que de lui retirer son fils au nom de ses goûts sexuels.
Il ne s’attendait pas à ça : solidarité SM et féminine à la fois.
— Quand j’ai connu Émiliya, expliqua-t-il, elle se coupait les lèvres vaginales à la lame de rasoir et s’enfonçait des aiguilles sous les ongles. Aujourd’hui, j’ai un enfant avec elle et je dois gérer ça. Pas question qu’elle le bousille avec ses goûts de détraquée.
— Je pense qu’elle sait faire la part des choses.
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