D’un signe, Corso invita ses collègues à sortir ; un peu d’intimité ne leur ferait pas de mal.
— Ça m’a bien plu, notre petite balade anglaise.
Sobieski se racla la gorge :
— Je vois pas de quoi tu parles.
Corso sourit.
— Quitte à mentir, garde tes forces pour les situations où tu pourras encore être crédible. Ton billet, la douane, les caméras de sécurité…, tout prouve ta présence en Angleterre. Ne gaspille pas ton énergie.
Le peintre conserva le silence.
— Pourquoi t’es allé là-bas ? relança Corso.
— J’ai pas le droit p’t-être ?
— Non, et tu le sais.
— J’ai passé l’âge de demander des autorisations, grogna-t-il. J’ai dû lécher des culs et lever le doigt pendant vingt ans. Tout ça, c’est derrière moi.
— Pas si sûr. Qu’est-ce que t’es allé faire en Angleterre ?
— Je devais voir mon galeriste à Manchester. J’prépare une expo.
— On est au courant.
— Si t’as les réponses, pose pas les questions, on gagnera du temps.
La voix, le ton, l’expression, tout était encore du Sobieski, mais c’était du Sobieski diminué, étiolé par l’angoisse.
— T’as donc pris le risque de retourner au trou pour une histoire d’expo ? Ça pouvait pas attendre ?
— Non. L’expo est dans un mois.
— Tes scrupules de peintre t’honorent, mais je t’apprendrai rien en te disant que t’es pas un artiste comme les autres.
Il eut un sourire d’orgueil, dents noires, rictus de travers.
— C’est ça qui fait ma force.
— Et aussi ta faiblesse. T’es suspect dans une affaire de meurtres, Sobieski. Tu ne peux pas te déplacer comme n’importe qui. Rien que pour cette raison, le juge pourrait t’envoyer au ballon plusieurs semaines et ton expo, crois-moi, tu seras pas là pour la voir.
L’autre ne répondit pas tout de suite. Tout son être semblait se compresser, se durcir. Il revenait à un âge minéral, l’ère de la taule, quand il encaissait les coups, se faisait violer, distribuait les sentences. Un être sans interstice ni fêlure. Un noyau glacé de volonté pure.
— Personne décidera plus pour moi, s’entêta-t-il. Ce temps-là est révolu.
Face à lui, Corso se sentait bien, avec son attelle et la nuit devant lui. Il tenait sa proie — et avec une pointe de sadisme, il aimait la regarder souffrir.
— C’est toi qu’as provoqué l’alerte dans l’Eurostar ?
Sobieski ne chercha pas à feindre l’étonnement, ni à nier sa présence dans le train.
— Pourquoi j’aurais fait ça ?
— À toi de me le dire.
Il eut un geste fatigué de la main qui signifiait : « Si t’as que ce genre de répliques, on n’ira nulle part toi et moi. »
Corso préféra réembrayer :
— Et Blackpool ?
— Quoi Blackpool ?
— Tu cherchais un peu de fun avant de rentrer en France ?
Sobieski se tortilla sur sa chaise.
— Me force pas à me répéter, Corso. Depuis que je suis sorti de taule, je fais c’que je veux, quand j’veux. Et c’est pas des merdaillons de flics dans ton genre qui vont m’empêcher de quoi que ce soit.
— T’as pas répondu à ma question : pourquoi Blackpool ?
— Envie de me détendre.
Corso avait fait imprimer quelques clichés du corps sorti de l’eau. Il les posa brutalement sur son bureau.
— C’est ça que tu appelles « te détendre » ?
— C’est quoi ces horreurs ?
— Un jeune homme assassiné la nuit dernière à Blackpool.
Sobieski parut sincèrement étonné :
— Qu’est-ce tu racontes ?
Corso se pencha — il ne se départait pas de son calme :
— Je raconte que t’es soupçonné d’avoir tué Sophie Sereys et Hélène Desmora selon un mode opératoire très spécifique. Tu te casses à Blackpool, et voilà qu’un homme est assassiné exactement de la même façon. Plutôt troublante la coïncidence, non ?
Sobieski secoua la tête avec consternation. Il semblait enfin comprendre ce qui lui valait cette deuxième garde à vue.
— J’ai passé la nuit avec un gars qui s’appelait Jim. Un suceur de première.
— Jim comment ?
— J’lui ai pas demandé. Il avait la bouche pleine.
Corso joua à l’imbécile :
— T’aimes aussi les hommes ?
— Peu importe l’instrument, pourvu qu’on ait la fanfare.
— Ton Jim, là, enchaîna Corso, où on peut le trouver ?
— Aucune idée. Dans le quartier des tafioles, je pense. C’est là qu’il tapine. (Sobieski lui fit un clin d’œil.) Tu connais, non ?
Il avait donc toujours su qu’il était suivi. Pourquoi avait-il pris le risque de tuer avec un flic aux fesses ?
Stéphane sortit de son dossier des photos anthropométriques de la victime.
— Tu le connais ?
— Non.
— Il s’appelait Marco Guarnieri. 33 ans. D’origine italienne. C’était un petit dealer de Blackpool que tout le monde appelait « Narco ».
— Jamais entendu parler.
Waterston lui avait envoyé ces infos dans la nuit. Les flics anglais n’avaient eu aucune difficulté à identifier la victime. Ses empreintes avaient parlé. Mi-dealer, mi-combinard, on n’était pas sûr qu’il ait été prostitué. Peut-être même pas homosexuel.
Corso avait été troublé par ces renseignements. Sa théorie était que Sobieski avait cédé cette nuit-là à ses instincts meurtriers, frappant au hasard. Mais Guarnieri n’avait pas le profil, même pour une rencontre d’un soir. L’autre théorie, qui ne tenait pas debout, était que Sobieski connaissait déjà cet homme, qu’il l’avait choisi pour lui faire subir le « supplice du rire », comme il l’avait fait pour Sophie et Hélène. Mais comment aurait-il connu ce petit dealer ? En quoi le pauvre mec méritait-il le châtiment du « Juge » ?
— Tu sais conduire un bateau ?
— Non. Pourquoi ?
Corso ne prit pas la peine de répondre.
— T’avais tes cordes dans ton sac ?
Sobieski préféra rire :
— C’est quoi ces questions de merde ?
— Pourquoi t’as immergé le corps au large de Blackpool ?
Sobieski se leva d’un bond. Corso ne lui avait pas mis les pinces, histoire qu’il ne sache pas sur quel pied danser : témoin, gardé à vue, inculpé ?
— J’en ai plein le cul de tes histoires. Je…
Il n’acheva pas sa phrase. Corso venait de lui balancer une baffe de toutes ses forces au-dessus du bureau. Il avait frappé de la main gauche. Il en ressentit aussitôt une vive brûlure à la paume mais surtout un intense soulagement. Des jours que cette baffe le démangeait.
Sobieski s’étala par terre en hurlant — pure comédie, il pouvait encaisser bien plus que ça. Corso contourna le bureau et lui décocha un coup de latte dans les côtes. Quand Sobieski tenta de se redresser, Stéphane l’attendait front en avant : coup de boule, nez brisé, jet de sang.
La fête — espérée depuis le début — commençait. La tête de Sobieski rebondit sur le sol. Le peintre voulut encore se relever mais Corso lui administra un coup de coude dans le menton. Par réflexe, il avait utilisé son bras droit. Son attelle sauta et la douleur traversa son membre comme un électrochoc.
Il armait encore le poing gauche quand Stock et Ludo surgirent dans le bureau et le soulevèrent du sol. Ils le poussèrent contre le mur et le bloquèrent. Corso reprit son souffle — le boxeur qui attend qu’on compte jusqu’à dix alors que son adversaire est K.-O. Mais Sobieski était déjà debout, il s’était mis en garde. Une « fausse patte » — position de gaucher — qui déstabilise l’adversaire.
— Enculé de ta race, cracha-t-il dans des postillons de sang. Laisse tomber tes deux gonzesses et viens te frotter à moi.
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