Corso ne réagit pas, il avait déjà retrouvé son sang-froid. Barbie entra à son tour et poussa Sobieski sur sa chaise. Elle attrapa une boîte de Kleenex et la lui balança.
Il y eut un répit. Sobieski épongea ses plaies. Une de ses joues paraissait plus creuse — peut-être avait-il largué une dent dans la bataille, ce qui ne lui en faisait vraiment plus beaucoup. Corso retourna s’asseoir à sa place, avec un signe explicite à ses gars : « C’est bon. » Mais son équipe préféra rester pour veiller au grain.
Le flic passa aux éléments décisifs :
— On a localisé ta planque, rue Adrien-Lesesne.
L’autre renifla puis cracha par terre un mollard sanglant.
— C’est pas une planque, c’est un atelier.
— Un drôle d’atelier, avec un étau, un four, des instruments de torture.
Sobieski trouva la force de ricaner encore :
— T’y connais rien. L’étau, c’est pour fixer les châssis. Les outils, pour tendre les toiles. Le four, pour faire sécher la peinture.
— Ton matos est couvert de sang.
— C’est du pigment, fit-il en un nouveau rictus.
— Non, Sobieski. On a déjà fait des analyses. On a relevé dans ton « atelier » au moins six ADN différents. Le sang de six femmes que tu as assassinées.
Cette fois, Sob la Tob accusa le coup. Ses yeux s’écarquillèrent et ses pupilles se dilatèrent comme deux taches d’encre sur un buvard.
— Tu bluffes.
Corso agita plusieurs documents.
— Les premiers relevés de la scientifique. Tes empreintes sont partout, ainsi que celles de Sophie et d’Hélène. On a déjà identifié leur sang et on fait des recherches parmi les autres disparues de ces dernières années. À ta place, j’appellerais mon avocat.
Sobieski fixait les PV sur le bureau. Il ne paraissait pas comprendre.
— Je vais te dire ce que je pense, reprit Corso. On se refait pas, et depuis que t’es sorti de taule, tu tues des femmes. Tu les charcutes dans ton atelier et tu les brûles dans ton four, façon Landru. On a leur sang, Sobieski, et on finira par les identifier.
Toujours pas de réaction. Le visage du peintre était parfaitement impassible. Sa chair se durcissait à vue d’œil, comme si elle coagulait plus vite que ses blessures. Corso songea à ces sculptures de démons découvertes dans le désert irakien, enduites de sable et de soleil. L’âme du mal, version minérale.
— Maintenant, va savoir pourquoi, t’as changé de mode opératoire. T’as voulu que le monde contemple ton œuvre. T’as tué ces deux pauvres filles et tu les as transformées en tableaux de Goya. Tu nous as provoqués, tu as joué avec nous, et finalement, je crois que c’est ce qui t’excite le plus. Mais il faut être beau joueur parce que tu as perdu.
Sobieski baissa la tête et ses épaules semblèrent se refermer sur elle, à la manière d’un squelette qui se blottirait au fond de sa crypte.
— Foutez-moi cette ordure dans les cages, fit Corso aux autres. (Il s’adressa de nouveau au suspect qui paraissait rétrécir à vue d’œil :) Demain, c’est le juge, et tout de suite après, Fleury. C’est fini pour toi, Sobieski, tu reverras plus jamais la lumière.
À ce moment-là, se passa la dernière chose à laquelle Stéphane s’attendait : Sobieski se cambra sur sa chaise et poussa le hurlement le plus déchirant qu’on puisse imaginer. Un cri jailli des tréfonds de la peur et de la détresse.
Corso songea — il était sidéré de penser à ça — au cri d’un enfant qu’on arrache à sa mère.
Dès le lendemain, le vendredi 8 juillet, l’artiste peintre fut entendu par le juge Michel Thureige et inculpé pour l’homicide volontaire avec préméditation de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora. Le meurtre de Marco Guarnieri faisait l’objet d’une procédure à part, menée par les Anglais. Mais on pouvait compter sur le magistrat pour relier les trois affaires et utiliser l’assassinat du dealer contre Sobieski.
La rédaction des queues du dossier, la relecture de toutes les dépositions, la vérification des derniers éléments, le recensement des personnes impliquées dans l’affaire à titre de témoins, etc., tout cela accapara Corso et son équipe jusqu’à la fin du mois de juillet. Ils ne parvinrent pas à identifier les autres victimes du peintre et ne trouvèrent aucune autre preuve à charge contre Sobieski, mais ce qu’ils avaient était suffisant : Sob la Teub allait payer pour les meurtres de Sophie et d’Hélène.
Dès le 10, Bompart se fendit d’une conférence de presse triomphaliste, félicitant au passage le commandant Corso et son équipe pour leur « brillant travail d’investigation ». Bornek, évidemment, faisait la gueule, mais son heure viendrait un jour ou l’autre. On murmurait déjà que c’était un coup pour Corso à obtenir une solide promotion : commissaire principal, patron d’un service, préfet…
Corso n’avait jamais songé à ce type d’ascension mais il n’était pas contre un plus gros salaire, ni un boulot plus stable, pour Thaddée.
En revanche, Ludo avait remis, comme prévu, sa démission pour « raisons personnelles ». Il disparut sans un mot ni un au revoir. « Encore un qui a un brillant avenir derrière lui », avait conclu Bompart.
Dès la mi-juillet, Corso était revenu à sa vraie obsession, la garde de son fils. L’arrestation de Sobieski — la fin du « bourreau du Squonk » — redorait son blason et allait lui permettre d’obtenir un job plus honorable. Que des bonnes nouvelles, son avocate le lui avait confirmé.
En revanche, Corso était plus doué pour arrêter les assassins que pour se faire des amis. En tout et pour tout, il n’avait récolté que cinq témoignages attestant qu’il était le « meilleur des pères » (des collègues de bureau, le patron du café en bas de chez lui…). Pour enrichir son dossier, il avait imprimé des photos rendant compte de ses activités avec Thaddée (parcs, fêtes foraines, piano, Disneyland…), photocopié ses relevés bancaires et surligné les dépenses inhérentes à son éducation, etc. Il avait réussi de cette manière à remplir un dossier d’une trentaine de pièces (avec, en bonus, les articles de presse les plus louangeurs sur l’affaire du Squonk ; comme l’avait promis son avocate : « On ne refuse rien à un héros »).
En réalité, toute cette paperasserie l’écœurait. Avoir à démontrer qu’il était un bon père lui rappelait tous les innocents qu’il avait croisés dans sa carrière et qui avaient dû lutter comme des diables pour prouver… qu’ils n’avaient rien fait.
Néanmoins, fin juillet, il remit son dossier complet à maître Janaud et récupéra (enfin) son petit garçon pour les vacances. On lui avait retiré son attelle et ses plaies au visage avaient cicatrisé, il n’avait donc plus la sale gueule du flic blessé au front. Ils partirent en Sicile, au Club Med, un village familial qui proposait un tas d’activités pour les enfants.
C’était la première fois qu’il plongeait dans cette marmite et il s’attendait à pire. Bien sûr, il n’apprécia pas de partager les repas avec les autres GM et ne se fit aucun ami, mais en maillot de bain, assis sur les mêmes bancs que ces vacanciers bronzés et heureux, à manger du taboulé, il se sentait presque normal. Surtout, Thaddée était ravi, occupé du matin au soir, à tel point qu’au bout de quelques jours, Corso avait l’impression que c’était son fils qui l’avait emmené en vacances et non l’inverse.
Mais on n’oubliait pas Sobieski aussi facilement.
La journée, il vaquait de la piscine à la plage, de la plage au bar, mais, quoi qu’il fasse, il revenait aux mêmes souvenirs, aux mêmes hantises : les cris silencieux des victimes de Sob, les abominations d’Akhtar, les jeux pervers de Sophie, les nuits à la morgue d’Hélène, le corps gris et effrité de Marco au fond de l’eau… Contrairement à ce qu’on raconte, les flics n’oublient jamais rien, leurs souvenirs constituent même leur principal matériau de travail — un flic opère toujours mentalement une synthèse entre le passé et le présent, croise en permanence les données d’une nouvelle affaire avec celles des anciennes…
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