Quand la jeune femme surprend Sobieski en flagrant délit, il l’assomme puis la traîne dans sa chambre. Il l’attache et la bâillonne avec des sous-vêtements trouvés dans une commode. Bientôt, Christine se réveille et se libère de son bâillon. Elle se met à hurler, le voyou panique pour de bon. Il la roue de coups pour la réduire au silence et la tue, presque par maladresse. Il est arrêté et jugé pour « vol et violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Corso cherchait un génie du mal, on lui refilait une brute sous amphètes.
Il se leva, fit les cent pas dans son bureau afin de digérer sa déception, puis attrapa son téléphone et appela Jacquemart, toujours à Paris. Il fallait qu’il passe ses nerfs sur quelqu’un.
— Z’êtes marrant, vous, répliqua le Jurassien après s’être fait engueuler. J’avais pas les détails du dossier !
— Vous en saviez assez pour penser que Sobieski était notre homme.
— C’est le coup des nœuds qui m’a rappelé l’affaire…
Le flic baissa les yeux sur les gros plans des liens photographiés à l’époque.
— Ils n’ont rien à voir avec ceux des victimes actuelles.
— Qu’est-ce que ça prouve ? J’vous l’ai déjà dit : il a pu se perfectionner. Sobieski est un tueur et il s’arrêtera jamais. C’est un psychopathe.
Pas la peine d’insister, rien ne le ferait changer d’avis.
— Écoutez-moi, reprit-il d’une voix qui cherchait à être persuasive. Après l’enquête préliminaire, j’suis retourné voir Sobieski en prison.
— Pourquoi ?
— Comme ça. On a discuté. Sobieski a aucune empathie avec les autres, il connaît aucune morale. Il voit pas pourquoi il tuerait pas, il a pas la moindre idée de ce que sont le bien et le mal.
— Il devait vous vouer une haine féroce.
— Pas du tout. Il m’appelait « mon pote » et disait qu’on avait partagé un moment crucial de notre existence, ce qui était vrai. En fait, il avait toujours l’air d’éprouver une espèce de pitié pour nous, les flics. Sobieski s’est toujours cru au-dessus des lois. Il a sa propre logique et notre monde lui paraît mineur et pitoyable.
— Lors de vos visites, de quoi il vous parlait ?
— De ses conquêtes.
— Quelles conquêtes ?
Jacquemart eut un rire consterné.
— À peine arrivé en taule, il recevait déjà des sacs de lettres d’admiratrices. C’est moi qui les lisais avant de les lui filer. Y avait celles qui le croyaient innocent et qui juraient de le soutenir jusqu’au bout. Y avait celles qui pensaient qu’il était coupable et… mouillaient encore plus. Je sais pas vous, mais moi, ça fait belle lurette que j’ai renoncé à piger quoi que ce soit aux nanas…
Corso préféra ne pas relever.
— Sobieski a un alibi pour chaque meurtre.
Jacquemart ricana :
— J’vous l’avais dit, c’est un malin !
Stéphane hocha la tête pour lui-même : sur sa balance, il y avait d’un côté les alibis de Sobieski et sa réputation établie de peintre innocent ; de l’autre, la conviction d’un vieux flic à la retraite, un homme des bois qui tournait en boucle autour de quelques souvenirs.
— Vous faites pas avoir, insista Jacquemart sur un ton d’avertissement. S’il est devenu un grand peintre, pourquoi pas un grand tueur ?
Corso raccrocha et se décida à reprendre tout le dossier depuis le début — l’enquête de Bornek, la leur, celle de Jacquemart… On verrait ce qui sortirait de cette belle synthèse.
À ce moment-là, Ludo frappa à sa porte — il était enfin de retour de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
— T’as passé ta journée là-bas ou quoi ?
— Exactement, fit-il, essoufflé. (Visiblement, il avait monté les marches quatre à quatre.) J’ai interrogé pas mal de matons et de détenus…
— Et alors ?
— On pouvait pas rêver meilleur profil.
— C’est-à-dire ?
— D’abord, de l’avis de tous, le gars était d’une violence et d’une intelligence hors pair.
— Ça fait pas de lui un tueur en série.
— Non. Mais il n’était pas non plus la brute défoncée qui a paniqué une nuit de cambriolage. Ça, c’était la thèse soutenue par son avocat pour lui éviter le pire.
Une ligne de défense qui avait complètement raté car Sobieski avait écopé de vingt ans (le maximum).
— En réalité, poursuivait Ludo, c’est un vrai prédateur qui faisait régner sa loi à la zonzon.
— On cherche pas un gros bras.
— Justement, il ne l’a jamais été. Tu l’as vu, non ? Le mec est taillé dans un bâton de sucette. Or personne n’osait l’approcher. Un danger public version porte-clés. On le soupçonne même d’avoir tué plusieurs gars à Fleury — et aussi à Besançon.
— Des rumeurs. Des conneries de taulards.
Ludo sortit des PV et les étala sur le bureau de Corso.
— Les meurtres ont bien eu lieu et l’enquête s’est à chaque fois concentrée sur Sobieski.
Stéphane se souvenait que le peintre avait expliqué avoir été violé des centaines de fois — c’était avant qu’il terrifie toute la taule ou bien simplement des mensonges ?
— Il n’a jamais été condamné pour ces meurtres, rétorqua Corso en feuilletant les PV.
— Par manque de preuves et de témoins. L’omerta classique. J’te jure, j’ai l’habitude des taulards. Sobieski les faisait tous chier dans leur froc.
Tout ça n’apportait rien à l’affaire du Squonk. Ludo parut sentir le scepticisme de son chef.
— C’est pas tout, reprit-il en déposant d’autres documents. Quand Sobieski a été arrêté, il ne savait ni lire ni écrire. Finalement, il a passé le bac en prison et il a obtenu une licence de droit. Il dominait les autres par son savoir et son intelligence. Il s’est même forgé une réputation de juge.
Stéphane leva un sourcil.
— De juge ?
— C’est comme ça qu’on l’appelait à Fleury. Quand il y avait un conflit dans les quartiers, il mettait tout le monde d’accord. Et si un taulard avait manqué à sa parole ou déconné, il sévissait.
Beaucoup plus intéressant… Avec ses tripes, Corso devinait que l’assassin de Sophie et d’Hélène les avait punies pour leurs déviations — les perversités SM de la première, les tendances nécrophiles de la seconde…
— Mais je t’ai gardé le meilleur pour la fin.
— Quoi ? fit Corso en levant la tête.
— En prison, Sobieski pratiquait le shibari.
Les syllabes japonaises mirent un quart de seconde à se replacer dans le cerveau de Corso.
— Tu veux dire… le bondage ?
— Exactement. Il avait initié les autres détenus à la corde et les faisait jouir en les attachant, ce qui en taule est plutôt un comble.
Corso regroupa toutes les feuilles du Toulousain et les glissa dans leur chemise.
— T’as fait un super boulot, Ludo. Merci. Je vais étudier tout ça.
— Et vous, qu’est-ce que vous avez trouvé ?
— Va voir Barbie, elle va t’expliquer.
Quand le flic fut sorti, Corso ne rouvrit pas les documents. Il venait d’avoir une autre idée. Après avoir vérifié l’heure — 20 heures passées —, il appela un des deux OPJ chargés de suivre Philippe Sobieski — il l’avait confié à des débutants, ce qui était risqué (l’ex-taulard méritait des gars chevronnés), mais ces bleus possédaient un atout essentiel : c’étaient les seuls qui ne puaient pas le flic à dix kilomètres.
— Où vous êtes ?
— Au Silencio, rue Montmartre.
Il connaissait : un bar branché décoré par David Lynch, situé à seulement quelques blocs du Squonk.
— Qu’est-ce qu’il fout là-bas ?
— Il enregistre une émission pour France-Culture. C’est un des animateurs réguliers.
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