Corso imaginait le taulard repenti témoignant de sa vocation d’artiste devant un parterre d’étudiants subjugués. Il sentait monter pour le lascar une antipathie profonde — mais était-il vraiment l’assassin ?
— Le fait qu’il soit aujourd’hui un peintre reconnu a-t-il joué dans votre attirance ?
— Non. J’ai pas besoin de mentor.
— Et le fait qu’il soit un ancien criminel ?
— Oui.
Corso sursauta. Junon lui décocha un petit sourire tout en poursuivant son va-et-vient sur le torse de bronze.
— C’est ce que vous vouliez entendre, non ?
Elle releva ses lunettes de ski et s’arrêta pour souffler.
— J’te mettrais ces vieilles merdes à la décharge.
— Vous n’aimez pas ces sculptures ?
— Vous les aimez, vous ?
— Et votre travail personnel, ça consiste en quoi ?
Elle désigna un objet posé sur un tabouret à quelques mètres de là, dissimulé par un chiffon crasseux.
— Je fais des miniatures.
— Des miniatures de quoi ?
— Je peux pas vous montrer. Ça sèche…
Corso sentait le sourire de Barbie dans son dos — la fliquette était amusée par cette rebelle désinvolte pas du tout impressionnée par son patron.
— Selon vous, Sobieski n’éprouve plus aujourd’hui aucune pulsion violente ?
— Comment j’le saurais ? rétorqua-t-elle en sortant un paquet de cigarettes de sa blouse. Avec moi, en tout cas, il est toujours d’une douceur d’ange.
Corso se demandait quel genre de douceur il pratiquait avec cette Camille Claudel du dimanche. Devait-elle se harnacher d’un « gode-ceinture » pour faire jouir le vieux faune ?
— Vos relations intimes sont-elles… normales ?
— Qu’est-ce que vous appelez « normales » ?
Il tendait vraiment les matraques pour se faire battre.
— OK, fit-il en coupant court à cet échange qui s’enlisait. Venez demain au 36, quai des Orfèvres enregistrer votre déposition.
— J’ai le choix ?
— Non.
— On se croirait dans un téléfilm.
Ils allaient partir quand Corso se ravisa et montra l’œuvre dissimulée par un chiffon.
— On pourrait tout de même y jeter un œil, non ?
Junon soupira, exagérant son expression de lassitude comme au théâtre, puis elle se leva pour dévoiler son œuvre.
C’était une sculpture de glaise ou d’argile représentant une jeune femme très maigre et un démon famélique enlacés ensemble. Leur position était particulière : un 69, mais curieusement debout, ce qui signifiait que l’incube avait la tête en bas, griffes plantées dans le sol, mufle enfoncé dans le sexe de la jeune fille qui de son côté le suçait avec délectation.
À l’évidence, cette horrible sculpture était un autoportrait.
— On va dans le mur, déclara Barbie.
Sur le boulevard périphérique, les portes en direction du sud-ouest se succédaient, s’éloignant des bas quartiers pour rejoindre le XVI e arrondissement. C’était comme s’ils remontaient la révolution du soleil, frôlant sa courbe et gagnant peu à peu la lumière du fric, de la verdure, des immeubles souverains des portes de La Muette et de Passy.
— Si Diane Vastel nous sort un alibi du même genre, continua-t-elle, on peut se mettre une main devant, une main derrière et aller chercher un suspect ailleurs.
Corso conservait le silence. Il en était de plus en plus convaincu : Sobieski n’avait pas le profil psychologique du tueur — un bourreau qui pensait sans doute « sauver » ses victimes par la souffrance et la mort. Sobieski était au contraire un jouisseur, parfaitement amoral, étranger à toute notion de bien et de mal, réunissant dans sa posture de pacotille la révolte de l’art et le cynisme de l’asocial, tout ça dans une joyeuse vulgarité.
— Tu m’écoutes ?
Corso sursauta. Dans le ciel, les nuages revenaient, se compressant comme des plaques tectoniques, faisant déjà entendre des craquements sourds.
— On finit de vérifier ses alibis, trancha-t-il. On avisera ensuite.
Sur l’avenue Henri-Martin et ses quatre rangées d’arbres majestueuses, l’averse éclata. Les feuilles des platanes et des marronniers se mirent à briller d’étincelles, alors que la pluie elle-même passait un pinceau argenté sur l’artère.
Avec Diane Vastel, ils renouaient avec le quartier de Mathieu Veranne, le maître shibari. Sauf que les immeubles de l’avenue Henri-Martin n’avaient rien à voir avec les bâtiments modernes de la rue du Docteur-Blanche. Ici, c’était du lourd, du classique. Des blocs haussmanniens fin XIX earborant atlantes et cariatides comme des proues de vaisseaux.
Les flics se garèrent et sortirent en courant, la tête dans le col. La pluie tapait sur le bitume avec acharnement. Les Vastel habitaient un hôtel particulier dissimulé derrière les frondaisons d’arbres centenaires. Grilles. Interphone. Caméra. Parfois, Corso se faisait l’effet d’un livreur. Ils se présentèrent à leur interlocutrice — voix nasillarde, fort accent asiatique.
Le portail claqua dans une chiquenaude d’acier. Ils pénétrèrent dans le jardin. Sous la vigne vierge, la villa évoquait un solide coffre-fort dont on avait tenté d’arrondir les angles avec des ornements factices. Mais le fric était là, et bien là : derrière l’épaisseur des murs, le fer forgé des balcons, le double vitrage des fenêtres. Puissant, tranquille, rassurant. Corso se dit qu’il aurait aimé vivre dans un tel lieu avec Thaddée, protégé de la misère et de la violence du monde.
Une Philippine les attendait sous la marquise du perron — elle avait la tête de son emploi : craintive, déracinée. Ils la suivirent à travers un dédale de portes fermées pour aboutir dans un salon décoré comme une chambre de palace anglais : fauteuils de cuir, rideaux à fleurs, boiseries rutilantes. Diane Vastel les accueillit debout, les bras croisés, une hanche appuyée sur un bureau victorien d’acajou massif.
Les flics se présentèrent. Diane les salua sans s’approcher, pas de sourire ni de poignée de main. La cinquantaine, 1,75 mètre, silhouette en coup de fouet, cheveux auburn au carré, magnifique visage à l’expression étonnée souligné de rides et d’épais sourcils. Un look de bourgeoise en week-end : chemise aux mailles imperceptibles, jean délavé, ballerines Repetto… Le genre de femme que les autres femmes admirent parce qu’elle est un modèle mais aussi une abstraction qui ne représente plus vraiment un danger.
Les flics avaient droit à un bonus, un petit mec assis, moulé dans un costume noir, son ordinateur posé sur les genoux. On aurait dit un greffier, ou bien un prêtre de jadis, un de ceux qui hantaient les familles aristocratiques, se délectant des menus de l’épouse, sirotant les liqueurs de l’époux.
— Xavier Nathal, mon avocat, annonça la bourgeoise. Je lui ai demandé d’être présent.
Corso s’efforça de sourire :
— Madame, vous n’êtes ni placée en garde à vue ni mise en examen, pas besoin d’avocat.
— Maître Nathal va simplement consigner tout ce que je vais dire, nous relirons ensemble le document et vous le signerez avant de partir.
Le monde à l’envers : c’était leur hôtesse qui rédigeait le PV d’audition.
— Ce document n’aura aucune valeur légale, objecta patiemment Corso. Vous devrez de toute façon venir au 36 pour signer vous-même votre déposition.
— Disons que ça sera un bon début. Je dois me protéger.
— Contre quoi ?
— Vos préjugés de flic. Votre propension à chercher, quitte à l’imposer, la vérité que vous avez établie avant même de m’avoir interrogée.
Corso et Barbie se regardèrent : ça commençait bien.
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