— Bon, fit Corso d’un ton énergique, reprenons les points principaux, vous voulez bien ?
— J’viens de vous raconter toute l’histoire.
— OK. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que Sobieski est notre homme ?
— Bah… Le mode opératoire !
— Y a pas mal de différences, non ?
— Moi, j’appelle plutôt ça des ressemblances.
— Vous m’avez parlé d’un cambriolage…
— Vous avez rien écouté ou quoi ? s’offusqua Jacquemart. Sobieski était en plein casse quand Christine Woog l’a surpris.
— Elle était d’origine chinoise ?
Le flic jurassien prit un air consterné — il devait déjà avoir expliqué ça aussi. Il tenait ses mains croisées sur sa canne, bien droite entre ses jambes écartées. Il portait plusieurs bagues, dont l’une représentait une tête de mort.
— Woog, c’est alsacien. Ça veut dire « étang ».
— Continuez.
— Sobieski l’a chopée et l’a ligotée avec ses sous-vêtements. Après ça, il l’a étranglée et il lui a défoncé le visage. Exactement comme dans vos deux meurtres.
Jacquemart ignorait les détails du mode opératoire du tueur. La presse avait seulement signalé les liens avec les sous-vêtements et les blessures faciales. Les plaies de Christine Woog ne devaient pas ressembler à celles des strip-teaseuses, elles devaient plutôt trahir la violence et l’acharnement d’un casseur cinglé. Mais après tout, à cette époque, Sobieski n’était pas encore peintre…
— Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour venir nous voir ?
Jacquemart frappa le sol avec sa canne :
— Z’êtes marrant, vous. J’suis à la retraite depuis dix ans. J’vis en ermite, près de la forêt de Chailluz. Toutes ces histoires de crimes et de salopards, c’est derrière moi. J’étais même pas au courant du premier meurtre. Par hasard, j’ai entendu l’annonce du deuxième à la radio ce matin. J’ai tout de suite acheté le JDD . Putain de Dieu, j’me suis dit, Sobieski a remis ça ! J’ai pris l’train aussi sec et me v’là !
Corso regarda sa montre : 22 h 30 — tout le temps pour se repasser le film. Malgré sa vie solitaire, Jacquemart devait avoir toujours gardé un œil sur Sobieski (les photos du lutin l’attestaient), c’était l’affaire de sa vie.
— À l’époque, c’est vous qui l’avez arrêté ?
Il hocha vigoureusement la tête — un coup de boule au passé.
— Six mois d’enquête, des centaines de PV… Le mec était insaisissable. Pas de témoins, pas d’empreintes, aucun indice.
— Comment vous l’avez chopé ?
— Comme souvent, par hasard. Ce con a revendu une série de gravures à un antiquaire d’Annemasse en 1988. Ils se sont engueulés et Sobieski l’a démoli. L’antiquaire a porté plainte. On a arrêté l’agresseur. Sur le moment, bien sûr, Sobieski n’a avoué qu’un seul cambriolage. Celui des gravures.
— Comment vous avez fait le lien avec l’autre affaire ?
— À cause d’un bouton recouvert de cuir qu’on avait retrouvé chez les Woog. Un bouton de canadienne. Pendant notre enquête, ça ne nous avait pas emmenés bien loin, mais quand on l’a arrêté, cet abruti portait la même canadienne ! Il n’avait pas remplacé le bouton.
— Je suis sceptique.
— Parce que vous connaissez pas Sobieski, il est malin mais il se croit au-dessus des lois. En plus, y a quelque chose chez lui d’animal. C’est un vrai cerveau, et en même temps une brute.
— Je peux pas croire qu’il ait avoué le meurtre pour une histoire de bouton.
— Bien sûr que non, mais l’intérieur de sa veste était encore taché de sang. Un sang du même groupe que celui de Christine Woog.
— Toujours pas convaincu.
Jacquemart soupira. Il n’avait pas triomphé près de trente ans auparavant pour se farcir aujourd’hui ce récalcitrant.
— Z’êtes flic ou quoi ? Cette canadienne a été le premier élément qu’en a provoqué d’autres. On a foutu Sobieski au trou — pour le passage à tabac —, puis on a réinterrogé sa nana de l’époque, une pute occasionnelle de Besançon. Elle a eu les jetons et elle est revenue sur son premier témoignage.
— Vous l’aviez déjà auditionnée ?
— Sobieski était sur notre liste, une racaille qui terrifiait les putes pour le compte de maquereaux dans le quartier Battant. C’était aussi un prédateur sexuel, déjà arrêté plusieurs fois pour viols et agressions.
Ces faits divers ne correspondaient pas à l’univers de son tueur : précis, organisé, justicier… et impuissant. Mais, encore une fois, Sobieski avait eu tout le temps d’évoluer.
— Bref, la fille a avoué qu’il était arrivé chez elle aux environs de 3 heures, couvert de sang. Sobieski a nié mais d’autres éléments sont apparus.
— Lesquels ?
— Vous verrez dans le dossier.
Jacquemart en avait marre de raconter son histoire. Le bonhomme était un mélange d’enthousiasme et de mauvaise humeur, d’empressement et de pied sur le frein.
Corso décida de le soulager :
— Capitaine, concéda-t-il en posant ses deux mains sur les documents, je vais étudier ça de très près. Seriez-vous d’accord pour rester un jour ou deux à Paris ?
Le retraité passa l’index sous son menton mal rasé, produisant un bruit de rabot sur du bois.
— C’est-à-dire…
— Les frais de séjour seront pris en charge par la PJ.
— Dans ce cas…
— Vous voulez qu’on vous trouve un hôtel ?
Prenant appui sur sa troisième jambe, il se releva avec difficulté.
— J’vais m’débrouiller. Vous avez mon numéro dans l’dossier.
Corso l’accompagna jusqu’à la porte du bureau.
— Sobieski a l’air d’avoir repris le droit chemin. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est le tueur d’aujourd’hui ?
Le Jurassien secoua la tête.
— Ces animaux-là changent jamais. On peut m’raconter qu’il est devenu un grand peintre, qu’il gagne des fortunes avec ses foutus tableaux, il reste un putain de meurtrier. Si vous aviez vu c’qu’il a fait à la pauvre fille de l’époque… Il aurait dû croupir en taule jusqu’à la fin de ses jours. Faut jamais libérer les bêtes sauvages.
Corso s’interdit de réagir face à ce raisonnement de facho — qu’il n’était pas loin de partager : le taux de récidive n’incite pas les flics à l’optimisme.
Il lui posa la main sur l’épaule en concluant :
— Je vous remercie d’avoir fait le voyage. Votre témoignage va sans doute jouer un rôle capital dans notre enquête.
Sous ses airs d’homme des bois, Jacquemart avait l’âme d’un biographe. Il avait monté un dossier qui aurait largement pu nourrir un livre, du style « La vie secrète du grand peintre »…
De son côté, Philippe Sobieski était un cas d’école. Un pur exemple de déterminisme social et psychologique, brûlé au noir.
Monique Sobieski (nom de jeune fille : Moll) est née dans une famille nombreuse près de Montbéliard. Soupçons d’inceste. Elle quitte rapidement l’école et devient coiffeuse. À 17 ans, elle épouse un forain, Jean Sobieski, qui s’avère violent et alcoolique (un pupille de l’État). Femme battue, alcoolique, tuberculeuse, elle a un physique très particulier : mesurant 1,53 mètre, elle paraît avoir une douzaine d’années quand elle a 30 ans.
Un portrait anthropométrique a été pris lors de son arrestation : pas de lèvres, des yeux trop grands (obsédés et obsédants), une choucroute fifties, tendance punk. Elle a l’habitude de mouler son corps de petite fille dans des combinaisons de cuir et des minijupes léopard. Vraiment flippante.
En 1960, à 19 ans, elle accouche de Philippe. Le père disparaît. Tout de suite, c’est la haine — et la luxure. Monique couche avec tout ce qui bouge, et même ce qui ne bouge pas, elle est réputée pour faire des pipes aux patients de l’hôpital de Montbéliard (tarif : une poignée de francs).
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