Il se trompait. Il croyait utiliser Émiliya, c’était lui qui était manipulé. La Bulgare jouissait de ses névroses, de ses terreurs, de ses péchés, puisant dans les tourments de Corso la source même de son plaisir.
Et elle voulait beaucoup plus.
Ce qu’il avait pris pour le sommet de la perversité n’était pour elle qu’un amuse-bouche. Alors seulement il avait saisi à quel point elle était dangereuse. Il avait aussi capté la vérité sur son ancienne vie conjugale. Le mari violent, le salopard à qui Corso s’était chargé de gâcher la vie à sa sortie de prison (agent de probation briefé, travail de sape continuel quand le gars cherchait du boulot, menaces permanentes…), n’était qu’une victime. Un époux aux ordres, qui avait dû assouvir l’appétit détraqué de la Bulgare. C’était elle qui exigeait d’être battue, brûlée, pendue… Elle qui menait la danse de mort.
À ce moment-là, ils étaient déjà mariés et Émiliya était enceinte. Ahuri, Corso ne pouvait admettre que leurs turpitudes allaient donner naissance à un enfant. Quand avaient-ils conçu le gamin ? Lorsqu’elle lui avait demandé de la pilonner sur un tapis de verre brisé ? Ou quand il avait dû la pénétrer en la rouant de coups ?
Il se dit que la grossesse allait la calmer. Nouvelle erreur. Submergée par les hormones ou il ne savait quoi, Émiliya était devenue plus vicieuse encore. Quand il l’avait surprise à s’enfoncer des aiguilles dans le ventre, il l’avait enfermée dans sa chambre jusqu’à nouvel ordre. Il s’était démerdé pour lui obtenir un congé prénatal « pathologique » (on n’aurait su mieux dire) et il était allé chaque jour prier à l’église. Dans son effroi et son dégoût, il craignait que leur fils soit marqué par une espèce de prédestination — ses deux parents n’étaient que deux cinglés vicieux.
Dès la naissance de Thaddée, il avait été rassuré. Le mouflet n’était qu’une pure promesse d’innocence, une page blanche à écrire. À charge pour Corso de lui donner l’éducation la plus équilibrée et de lui cacher la nature monstrueuse de sa mère. Il se jura de rester aux côtés d’Émiliya jusqu’à la majorité de Thaddée — et de surveiller la gorgone.
Les années passèrent ainsi. Corso était malheureux, son ménage était un naufrage, mais le petit garçon était heureux. Ce sacrifice ne lui déplaisait pas — il assumait ses péchés, vivait dans le malheur et gagnait chaque jour son paradis : la beauté et l’éveil de Thaddée. Mais ce marché de dupes avait fini par lasser Émiliya. Un soir, il était rentré pour découvrir leur appartement vidé de ses meubles. La Bulgare avait déménagé et tout emporté, fils compris.
Les flics avaient aussitôt arrêté Corso suite à une plainte de Madame pour « coups et blessures ». À peine sorti de ce guêpier, il avait reçu la demande de divorce d’Émiliya. Il s’était alors lancé dans une bataille perdue d’avance pour obtenir la garde principale de son fils.
— Monsieur Corso ?
Maître Janaud se tenait devant lui dans une splendide robe bleu ciel. Elle lui offrait un sourire à péter les vitres, le plus glaçant qu’on puisse imaginer. Une fois encore, il fut frappé par sa ressemblance avec Émiliya. C’était la même beauté hautaine, la même allure de sainte-nitouche dont on espère secrètement qu’elle sera la plus chaudasse de toutes.
Il se leva et la salua d’un signe de tête. En attrapant son cartable, il se rendit compte que sa manche de blouson était croûtée de sang — le sang du massacre de la veille. D’un geste réflexe, il se mit à gratter de l’ongle ces traces puis frotta avec son coude pour peaufiner le nettoyage express, tout ça avec sa sacoche sous le bras.
L’avocate le regardait faire, les bras croisés, l’air consternée. Il lut dans son regard tout le chemin qu’il aurait à parcourir pour convaincre un juge de son profil de père idéal.
Un pur chemin de Golgotha.
— Je vous l’ai déjà dit, votre dossier n’est pas bon.
Sans blague ? Corso avait choisi maître Janaud parce qu’un de ses collègues du 36 avait tout perdu face à elle lors de son divorce. La pire des salopes , avait résumé le flic. Exactement ce qu’il lui fallait.
— Vous avez eu le temps de lire leurs conclusions ? reprit-elle, installée derrière un bureau de chêne garni d’un large sous-main de cuir vert.
— Bien sûr, fit-il en ouvrant son cartable. J’ai annoté chaque paragraphe et…
— Sur le fond, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Un tissu de mensonges.
— Vous pouvez le démontrer ?
— Bien sûr, je…
— Avez-vous de quoi, vous, la salir ?
Corso hésita. Le bureau de l’avocate n’était pas décoré de la même manière que la salle d’attente. Le mobilier d’époque, tout en bois verni, datait du début du XX e siècle et rappelait plutôt le quotidien lustré d’un notaire à lorgnon.
— Possédez-vous des éléments qui attestent qu’elle est une mauvaise mère ?
— La pire de toutes mais je n’utiliserai pas ces informations.
— Pourquoi ?
— Je ne ferai pas ça à mon fils.
— Il est trop jeune pour assister aux débats. Il ne saura jamais ce qui s’est dit.
— Sa mère lui montrera le jugement dès qu’il aura l’âge de comprendre. Et même avant. Je refuse de donner à Thaddée une mauvaise image de sa mère. Je ne veux pas non plus qu’il puisse penser que je me suis acharné contre elle.
— Alors, ce n’est même pas la peine de continuer.
— C’est comme ça que vous faites votre métier ? En partant battue ?
Karine Janaud se leva et ouvrit la fenêtre. Tranquillement, elle alluma une cigarette avant de se rasseoir. Elle était belle, méprisante, désirable.
— Faut-il vous rappeler la situation ? reprit-elle. Votre femme a fui avec votre enfant, prétextant que vous étiez violent, plainte à l’appui, en janvier 2016. Maintenant que vous divorcez, vous demandez la garde principale de votre fils de 9 ans. Vous n’avez absolument aucune chance de l’obtenir.
— Sa plainte était bidon. On peut inverser le point de vue et dire qu’elle a abandonné le domicile conjugal…
— Peu importe, fit-elle en soufflant une nouvelle volute. Le problème est que vous êtes le père. Même pour la garde alternée, il faudra mener une bataille serrée.
— On m’a dit que les juges étaient maintenant plus favorables aux pères.
— Faux. Tant que l’enfant est petit, la plupart des magistrats estiment qu’il doit rester auprès de sa mère. Même si elle travaille, même si elle ne dispose pas de plus de temps que son ex pour s’en occuper. Et pour dire la vérité, même si elle a des torts objectifs. Une mère aura toujours raison contre le père. On appelle ça « la loi du ventre ».
Corso s’agita sur son fauteuil — Janaud disait tout haut ce qu’une petite voix lui murmurait depuis le départ. Par la fenêtre ouverte, des bruits de travaux pénétraient dans la pièce.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Je vous le répète : la traîner dans la boue. Démontrer qu’elle est une mauvaise mère et qu’il y a mise en danger de l’enfant.
— Non.
— Dans ce cas, on va dans le mur.
— On peut démontrer mes qualités de père, non ?
— Dans ce genre d’affaires, les décisions ne se prennent pas en regardant la colonne profits mais celle des débits. Toute l’année, les juges voient défiler des hommes et des femmes qui se traitent de tous les noms et s’accusent mutuellement des pires horreurs. Si vous ne jouez pas ce jeu-là, le magistrat pensera que, pour une fois, votre future ex dit la vérité et qu’en revanche vous n’avez rien contre elle.
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