— Il est devenu ensuite producteur ?
— Si on veut. Il a d’abord balancé sur le Net des films de « goo girls ».
Un autre terme pour connaisseurs : les « filles visqueuses ». Des pratiques acrobatiques dont on se demandait souvent par quel bout les observer.
— Puis il a inventé un nouveau genre. Lui-même appelle ça du « bio gonzo » ou du « porno organique ». Mais depuis qu’il s’est converti à l’hypercrypté, il faut être membre du club pour voir ses films. À mon avis, c’est le sens des initiales « OP » — organic porn . Quant au A, il désigne peut-être simplement Akhtar.
— Le bonhomme a un casier ?
— Non. Il est d’origine pakistanaise ou bengalie, on sait pas trop. On le retrouve parfois sous les patronymes de « Sarfraz » ou de « Bukhari ». Son statut en France n’est pas très clair non plus. Il a monté toutes ces boîtes en utilisant des prête-noms. Aujourd’hui, il dirige une espèce de communauté où tous les goûts sont permis. Lui-même mélange le gonzo et le tantrisme dans une sauce fumeuse pour aboutir, comme d’habitude, à du cul extrême.
Nina n’avait pas seulement tourné quelques boulards, elle adhérait peut-être aussi à ces idées libertaires. L’association « naturisme/strip-tease » avait très bien pu se transformer en « tantrisme/gonzo ».
— Barbie, t’es la meilleure, conclut-il en se relevant. Où on trouve l’oiseau ?
— Son quartier général est rue de Paradis. Je t’envoie l’adresse.
— Je vais le transformer en kebab.
En se garant, Corso se jura de ne la jouer ni puritain ni justicier auprès du pornographe. Il ignorait encore ce qu’était le « porno organique » mais dans tous les cas, il en avait vu d’autres. Durant ses années à la BRP — jadis appelée « Brigade des mœurs » —, rien ne lui avait été épargné : les descentes sur des lieux de tournage où la moitié du casting était des animaux, les DVD raflés que ses collègues regardaient avec incrédulité : deux hommes se serrant la main à l’intérieur d’un vagin, une actrice X battant le record du gang bang en se faisant pénétrer près de mille fois en une journée, une autre championne capable de supporter vaillamment une « triple péné », mais attention : anale uniquement…
Il avait chassé ces souvenirs, il avait viré Émiliya de son existence, qui dans un autre genre multipliait aussi les records. Il aspirait juste au calme, à la quiétude, à la raison…
Les bureaux d’OPA se situaient dans un de ces immeubles décrépits à cour intérieure qui avaient jadis accueilli des cristalleries ou des manufactures de porcelaine. Bien sûr, aucune plaque ni mention de la société de cryptage au rez-de-chaussée, mais Barbie lui avait donné la localisation précise : deuxième étage gauche.
Corso se coula dans l’ombre de la cage d’escalier où trônait un énorme monte-charge à grille latérale et gravit les marches sans allumer. Au deuxième, il sonna un coup bref — pour l’instant, il n’était qu’un visiteur. Une minute s’écoula sans que rien bouge. Il sonna à nouveau. Deux minutes. Apparemment personne. Il était 15 heures. Peut-être qu’Akhtar était en vadrouille. Mais son instinct lui soufflait d’attendre encore un peu.
Enfin, un petit homme à la peau très noire et aux cheveux lisses apparut sur le seuil. Pieds nus, vêtu d’une tunique blanche et d’un pantalon de pyjama, il se détachait comme un fantôme sur l’obscurité de l’intérieur. Visiblement, on vivait ici les volets clos.
— Monsieur Akhtar Noor ?
L’homme se mit à dodeliner de la tête à l’indienne. Corso montra son badge.
— Je peux entrer ?
Akhtar s’effaça pour le laisser passer. Corso le vit de plus près — peau fripée, cheveux gominés mais dépeignés : le gourou se réveillait de sa sieste.
Une grande pièce se déployait dans l’ombre, décorée à l’orientale : tapis au sol, tentures aux murs, meubles sans pieds, comme pour vivre exclusivement le cul par terre. Une forte odeur de curry et d’épices planait.
— Vous voulez un thé ? demanda soudain son hôte d’une voix haut perchée.
Il lissait ses cheveux d’un geste maniéré. Corso se contenta d’un signe négatif. Avançant de quelques pas, il repéra dans un coin des ordinateurs alignés sur une table. C’était la seule source de lumière mais les moniteurs ne diffusaient que des images silencieuses et brouillées. Corso révisa son jugement : il n’avait pas surpris Akhtar en pleine sieste mais en plein travail.
Avant de lui ouvrir, l’Indien avait pris le temps de crypter chaque écran.
— Je vous dérange ?
— Quelques montages en retard, rit l’Indien en joignant ses mains en signe d’excuse. Ça ne vous ennuie pas de vous déchausser ?
Corso fit comme s’il n’avait pas entendu. Il se sentait de plus en plus nerveux. Il ne quittait pas des yeux les écrans cryptés qui distillaient une lueur blanchâtre.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un chaï ? Ou des sandesh ? Ce sont des petits gâteaux bengalis qui…
— Laisse tomber tes salades, Akhtar, fit-il en se postant face à l’Indien.
Corso avait déjà renoncé à ses bonnes résolutions. Pour le gourou tantrique, le réveil allait être dur.
— Montre-moi un peu sur quoi tu bossais…
— Impossible, confidentiel.
Dans la pénombre, le visage noir mordoré d’Akhtar évoquait la carapace luisante d’un gros scarabée.
— Il n’y a rien de confidentiel pour un flic, tu devrais savoir ça, dit Corso en le poussant dans le siège à roulettes qui faisait face à la console de montage.
— Tout est crypté, je…
— Éclaircis-moi ces images, Akhtar, fit-il en appuyant des deux mains sur ses épaules. T’as rien à craindre. J’en ai vu d’autres. À moins que ton business soit illégal.
— Mais absolument pas ! Ma société…
— Tes codes.
Debout derrière le producteur, Corso dégaina et fit monter une balle dans la chambre de son Sig Sauer qu’il plaqua contre l’oreille d’Akhtar.
— Commence par le premier écran à gauche. Si tu fais un geste pour effacer quoi que ce soit, je t’explose un tympan.
Par réflexe, l’Indien rentra la tête dans les épaules et se mit à pianoter sur son clavier. Ses doigts tremblaient sur les touches. La neige du moniteur révéla une image très nette — et même d’une pixellisation parfaite. Pas la peine de chercher des visages. Corso vit deux bites dans un seul et même sexe, alors qu’un poing fourrageait l’anus. La mince bande de chair entre les deux orifices semblait sur le point de craquer.
— Nous travaillons en gros plan, murmura Akhtar. La demande est de plus en plus exigeante et nous devons déployer des trésors d’imagination…
Les « trésors » d’Akhtar avaient une drôle d’odeur. On était plus proche de l’opération chirurgicale. Tous ces organes étaient rigoureusement épilés. Pas un poil à l’horizon.
L’angle changea et Corso put noter que tous les acteurs de la scène avaient aussi le crâne tondu. On aurait dit un ballet de danse buto, version hard.
Pour l’heure, du dur, du cru, mais rien de répréhensible.
— Le deuxième écran.
— Je ne vois pas ce que…
— Vas-y, Akhtar. Ne joue pas avec ma patience.
Une nouvelle image s’imposa. Un throat gagger . Un bâillon sexuel. L’homme ouvre à deux mains la bouche d’une femme à genoux et crache à l’intérieur. L’instant d’après, il y enfonce brutalement son pénis et se met à pilonner avec violence. Scène insoutenable. Bruits sourds du membre au fond de la gorge. Râles et hoquettements de la femme. Larmes, salive, vomissures…
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