Elle se leva à nouveau, balança sa cigarette d’une pichenette puis referma la fenêtre.
— Voyons déjà comment on peut vous défendre…, continua-t-elle en se rasseyant. M me Corso affirme que vous l’avez trompée plusieurs fois…
— Elle ment.
— Vous pouvez le prouver ?
— C’est elle qui ne peut pas le prouver. Elle m’accuse sans fondement. C’est trop facile.
L’avocat sourit — son rouge à lèvres évoquait une encre épaisse et brillante, miraculeusement retenue au bord des commissures.
— J’ai l’impression que vous n’avez pas conscience du profil de M me Corso.
— Je la connais mieux que personne.
— Je parle de la vitrine. Émiliya Corso a un parcours professionnel exemplaire. Elle a décroché ses diplômes dans une langue qui n’était pas la sienne. Naturalisée française, elle a été en poste au ministère de l’Agriculture, puis au ministère des Affaires sociales. Elle est maintenant la numéro deux du secrétariat d’État auprès de la ministre de l’Éducation. Elle ira sans doute plus loin encore.
— Et alors ?
— Et alors, vous êtes un simple commandant de police.
— Un des meilleurs flics du 36 !
Maître Janaud posa ses mains à plat sur la surface de cuir vert bouteille. Ses ongles manucurés rappelaient la carapace d’un crustacé sanglant. À quelle heure cette femme trouvait-elle le temps de se pomponner ? Avait-elle des mômes ? un mari ? Le jour où elle divorcerait, qui la pulvériserait, elle ?
— Vos qualités professionnelles ne sont pas remises en cause, Stéphane, se radoucit-elle, mais vos états de service jouent, comment dire, contre vous…
— Ben voyons.
— Après plusieurs années dans des commissariats, vous avez travaillé à la BRI, à la BRP, puis à la Brigade des Stups, ce qui signifie que vous avez passé le plus clair de votre temps avec des voyous, des pervers et des dealers.
— Pas avec eux, contre eux.
— C’est la même chose. Vous évoluez dans un univers toxique. Maintenant, à la Brigade criminelle, c’est encore pire. Vous avez affaire à des assassins toute la journée.
Corso se rencogna dans son siège à la manière d’un cancre qui refuse de parler à son prof. Cette dernière phrase lui confirmait ce qu’il avait toujours pensé : les flics sont là pour vidanger les égouts de la société et assurer la quiétude des honnêtes gens. Tâche noble qui leur vaut de devenir à leur tour des parias. Aux yeux de tous, il existe une secrète parenté entre flics et criminels, un air de famille .
— Vous êtes là pour m’accabler ou quoi ?
— Je me mets à la place du juge. Il est normal qu’on passe au crible ce que vous êtes, ce que vous faites.
— On parle de mon rôle de père, là, je fais mon maximum et…
— Au dire de M me Corso, vous n’êtes jamais là, vos horaires sont impossibles.
— C’est faux. Je reviens toujours en fin de journée pour voir Thaddée et dîner avec lui.
L’avocate rit, presque avec tendresse.
— Personne ne croira ça. Les voyous ne travaillent pas à heures fixes.
— À la BC, j’ai des horaires plus réguliers. Je ne fais plus de planques ni de saute-dessus.
— M me Corso dit que vous buvez.
— Un verre de temps en temps. Rien d’autre que la normale.
— Elle prétend aussi que vous vous droguez.
Corso tressaillit : son passé d’addict, le meurtre de Mama, les NA.
— Faux.
— Vraiment ? cingla-t-elle. Même pas une petite ligne par-ci, par-là ?
— J’ai bossé aux Stups. Quand on planque des nuits entières pour coincer des trafiquants, on a parfois besoin d’un remontant. Tout ça est derrière moi.
Janaud tourna une nouvelle page — elle aussi avait surligné des passages.
— Elle dit que vous êtes armé et dangereux.
— Si je suis armé, c’est pour protéger les innocents.
— Vous avez tué cinq fois. L’avocate s’est procuré les procès-verbaux de vos faits d’armes. Ce sont les pièces 33, 34, 35, 47 et 63. Je dois dire qu’elle a fait du beau boulot.
Sept fois, ma cocotte . Corso revit en flash le lascar fauché dans le parking, roulant au fond du coffre. Le crâne du deuxième explosant contre le mur, laissant jaillir la fumée du tir par ses lèvres entrouvertes.
— Toujours dans l’exercice de mes fonctions, répliqua-t-il. C’était eux ou moi. Et il s’agissait d’assassins de la pire espèce.
— Elle vous reproche aussi d’être un homme violent.
— Encore un mensonge. Jamais je ne lèverais la main sur qui que ce soit.
— Son avocate a joint au dossier des plaintes de suspects qui…
— Des pures raclures ! Putain, avez-vous une idée des mecs à qui j’ai affaire au quotidien ? Qu’est-ce que vous croyez ? Que ce sont des gars à qui il suffit de parler gentiment pour qu’ils se mettent à table ? La rue, c’est la guerre. Ma violence est d’utilité publique. Mais dans ma vie privée, je suis inoffensif.
L’avocate gribouilla quelques notes et reprit :
— Il y a pourtant cette plainte déposée le 4 janvier 2016… La pièce 57 des conclusions. Émiliya Corso a passé une visite médicale dès le lendemain. Le bilan du médecin fait état de…
Corso l’arrêta d’un geste. Fermant brièvement les paupières, il revit cette soirée fatidique, quand il l’avait surprise en flagrant délit et qu’il avait réalisé jusqu’où sa folie pouvait aller, alors même que Thaddée dormait dans la pièce d’à côté. À cette seconde, il n’avait pas voulu la frapper, seulement l’empêcher de se mutiler gravement.
— C’est elle qui s’est fait ces marques.
— Vous voulez parler d’automutilation ?
— Pas au sens où on l’entend d’ordinaire. Elle…
— Oui ?
— Laissez tomber. (Corso se pencha vers le bureau et sentit craquer les jointures de sa chaise de bois. La sueur poissait la racine de ses cheveux.) Je n’irai pas dans cette direction. Trouvez-moi une autre solution pour avoir une chance de gagner.
— Si vous ne voulez pas incriminer l’adversaire, sortez du chapeau un élément qui vous propulsera au-dessus du commun des mortels.
Une idée lui traversa l’esprit :
— Vous avez entendu parler du meurtre de la strip-teaseuse ? On m’a refilé l’enquête hier.
— Y a-t-il des chances pour que vous arrêtiez l’assassin ?
Pas un indice à se foutre sous la dent, l’entrevue avec Bornek qui avait ruiné tous ses espoirs, un tueur qui s’était dissous parmi les millions d’habitants de l’Île-de-France.
— Je l’arrêterai.
— Dans ce cas, vous avez peut-être une chance. On ne peut rien refuser à un héros.
Il se levait quand elle ajouta :
— Collectez aussi des témoignages en votre faveur. Trouvez-moi des photos de vacances, d’activités avec votre fils. Je vous veux tous les deux sur chaque photo.
— Ça pourra être utile ?
— Si vous réussissez à arrêter l’assassin, cela viendra en backup.
Dans sa voiture, il composa le numéro d’Émiliya pour savoir à quelle heure il pouvait passer chercher son fils. Elle n’avait pas intérêt à lui dire un mot de travers.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle dès qu’elle reconnut sa voix.
— Je t’appelle pour qu’on s’organise ce soir.
— De quoi tu parles ?
Corso souffla par le nez — ne t’énerve pas .
— À quelle heure je peux récupérer Thaddée ?
Il l’entendit rire. Un rire qui lui ressemblait : feutré, glacé, solitaire. Un rire qui ressemblait à une private joke .
— T’es tellement à l’ouest que t’es même pas foutu de regarder un calendrier.
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