— Joue pas à ça avec moi, siffla-t-il entre ses lèvres serrées. Tu sais très bien que c’est mon week-end.
— On est le 1 er juillet, vuzlyuben . Les grandes vacances commencent. Mes vacances . Tu ne reverras Thaddée que le 1 er août.
Comment avait-il pu oublier ça ? Le boulot, l’angoisse, et surtout le refus de vivre ainsi, tenu en laisse par cette détraquée. Il n’écoutait plus mais sa voix lui parvenait encore — cette voix qui l’avait charmé jadis, à la fois onctueuse et rythmée par l’accent de l’Est.
— Je lui téléphonerai ce soir.
— Je ne suis pas sûre qu’on pourra te répondre. Il a son dernier cours de piano. Il sera très fatigué.
Son cœur se mit à battre dans sa gorge, ses tympans.
— Tu mériterais que je te…
— Oui ? chanta-t-elle. Poursuis donc, mon lyubimets… Dis-nous de quoi tu es capable…
Corso s’arrêta net, sachant qu’elle enregistrait la conversation. De tels enregistrements constituent un « mode de preuve illicite » mais l’existence même de conversations violentes, d’insultes proférées, ne joue jamais en votre faveur.
— Où vous partez ? demanda-t-il en ravalant ses menaces.
— Notre accord ne stipule pas que je doive t’informer de nos déplacements.
Son français était suranné, précieux.
— Tu vas en Bulgarie ? Pour sortir du pays, t’as besoin de mon accord, tu…
— Le grand flic va fermer les frontières ? rit-elle encore.
Il se mordillait si fort la lèvre inférieure qu’il sentit le goût du sang dans sa bouche. D’un revers de manche, il s’essuya et ordonna :
— Appelle-moi quand t’es arrivée.
Il raccrocha sans attendre de réponse puis démarra sur les chapeaux de roue. Comme toujours en cas d’énervement maximum, il mit son deux-tons et conduisit jusqu’au 36 sans toucher à la pédale de frein.
Aussitôt arrivé au troisième étage, il fut alpagué par Barbie :
— Je peux te voir ? J’ai quelque chose.
Corso la suivit sans desserrer les mâchoires. Elle partageait un bureau exigu avec Ludovic — pour l’heure, le Toulousain n’était pas là et la pièce était remplie de listings qui se déroulaient jusqu’au sol. En matière de fadettes ou de relevés de comptes, Barbara travaillait à l’ancienne : feuillets imprimés et surligneur.
— J’ai étudié les relevés bancaires de Nina des quatre dernières années.
— On peut remonter aussi loin ?
— J’ai mes combines.
— Et alors ?
— J’ai comparé tous les virements ou chèques reçus avec ses déclarations d’heures travaillées, pour voir si elle n’avait pas bossé dans un autre domaine que le spectacle vivant, le cinéma ou l’audiovisuel.
Barbie attrapa un listing — elle imprimait les feuilles recto verso en réduisant le corps des chiffres de 50 % dans un souci d’économie (elle ne plaisantait pas avec l’écologie). Ça donnait des suites illisibles de colonnes qu’elle seule pouvait déchiffrer.
— J’ai trouvé au moins deux boîtes qui n’entrent pas dans ces catégories. En février 2012, Nina a touché 2200 euros de la société Edoga. En mai 2013, 3000 euros d’une autre, Kompa. Toutes les deux ont fermé quelques mois après l’avoir fait bosser.
— Quelle activité ?
— Des services d’encodage et de cryptage informatique.
— Nina avait des compétences dans ce domaine ?
— Pas du tout. Elle a passé un BTS de gestion avant de se lancer dans le strip.
— Qu’est-ce qu’elle foutait pour eux ?
— Aucune idée. J’ai juste la trace de sa rémunération : pas la queue d’une feuille de paie, d’un contrat ni même d’un contact. Mais finalement, j’ai déniché un fait intéressant.
Corso prit une chaise et s’assit. Il devait suivre patiemment le fil du chemin de Barbie.
— En consultant des sites de référencement, j’ai remarqué qu’Edoga et Kompa avaient le même texte de présentation. Exactement le même , fautes de français et d’orthographe comprises.
— C’étaient les mêmes mecs derrière ?
— Aucun doute. Autre chose m’a intriguée : ces lignes laissaient entendre que ces boîtes étaient aussi habilitées à produire des programmes encodés, des films par exemple…
— Retour à l’audiovisuel, donc…
— Je me suis dit que si par hasard ces types remontaient une nouvelle affaire, ils refourgueraient leur présentation à deux balles. J’ai mené une recherche inversée en partant de ces phrases, avec les fautes d’orthographe. Les bases de données m’ont proposé en retour une SARL datant de 2015 : OPA.
— Ils ont un site ?
— Que dalle et, hormis ce texte foireux, pas la moindre info sur le Net. Mais j’ai appelé des geeks que je connais et j’ai réussi à obtenir des infos. En réalité, ce ne sont pas des prestataires de services. Les seules données qu’ils encodent, ce sont leurs propres films.
— Quel genre de films ?
— Du porno. Et j’ajouterais même le mot magique : du gonzo.
La tendance s’était développée dans les années 90 et avait depuis inondé le marché au point d’y régner en maître. Le nom dérivait du « journalisme gonzo » des années 70, où le journaliste s’immergeait totalement dans son sujet, devenant un des protagonistes de son reportage.
Dans le porno, cela donnait un « réalisateur » filmant ses propres ébats, caméra à l’épaule, avec son propre pénis en guest-star. Pas de décor, pas de scénario, aucun moyen : juste du gros sexe qui tache. Bon marché, mal filmé, mettant en scène votre voisine de palier, le gonzo, le « wall-to-wall », le « tout-sexe », avait fait recette grâce à un mélange malsain de banalité et de hardcore extrême.
— Nina a donc fait, au moins deux fois dans sa vie, du gonzo ?
— On peut tabler là-dessus. Et c’est peut-être seulement la pointe émergée de l’iceberg.
Une strip-teaseuse faisant du porno, ce n’était pas le scoop du siècle, mais Bornek n’avait pas repéré ce filon.
— Tes potes, ils ont déjà vu ces films ?
— Non. Mais ils les connaissent de réputation. À cause de leur cryptage de très haut niveau.
— Ces images sont plus connues pour leur code que pour leur contenu ?
— On peut dire ça comme ça, oui.
— Pourquoi crypter des films qu’on peut consulter en un seul clic sur le Net ?
— Pas ceux-là, justement. Pour les voir, il faut s’abonner à un site anonyme. Dans un monde où tout est accessible, interdire, c’est rallumer le désir.
— Une fois décryptés, ces films doivent aussitôt se retrouver en ligne, non ?
— Non. Le programme bloque toute copie, empêche tout transfert. Dans ce cas, même celui qui a payé perd le film.
Tant de précautions étaient faites pour attiser la curiosité, en effet.
— Sur ces films, qu’est-ce qu’on sait ?
— Il paraît que c’est très, très spécial.
— Illégal ?
Barbie eut un geste vague. Le champ de la légalité dans le domaine du porno était extensible — les acteurs signaient toujours un consentement qui, la plupart du temps, coupait court à toute poursuite.
La fliquette ouvrit un dossier : elle avait déjà réussi à imprimer des pages de tags provenant du site. Le flic lisait à l’envers mais les mots-clés promettaient : « amputee », « dwarf », « glory hole » (un terme qui désigne une pratique très spéciale : un trou dans un mur, de préférence dans des chiottes, dans lequel n’importe quel homme peut glisser son membre. De l’autre côté, une femme s’y colle).
— Toujours d’après mes potes, reprit Barbie, il y aurait derrière ces boîtes une sorte de gourou, un dénommé Akhtar Noor, qui s’est d’abord fait connaître dans les années 90 en commercialisant un lubrifiant très apprécié chez les homos durs.
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