Veranne eut un sourire condescendant face à la vulgarité de la réflexion. La bouche se réchauffait légèrement mais pas les yeux — proéminents, glacés, ils offraient l’expression du bourreau.
— Elle fait la gueule parce que je l’ai fouettée un peu durement hier.
— Ouille, fit Corso qui s’enfonçait dans l’humour vaseux.
Le sourire de Veranne se fit plus méprisant encore — le marquis de Sade face à ses geôliers de la Bastille.
— Ça lui a fait mal mais au fond, c’est ce qu’elle attend de moi.
Veranne avait vraiment l’air de le prendre pour un con et Corso acquiesça comme s’il était d’accord pour endosser ce rôle.
Une fois dehors, il s’arrêta au pied de la sculpture de résine noire. Il était près de 13 heures — le soleil était haut mais la chaleur toujours raisonnable. Cet été qui s’épanchait à l’ombre des beaux quartiers le remplissait d’une étrange mélancolie.
— Je suis désolée, fit Barbie. Je pensais que le rendez-vous serait plus… productif.
— Je m’attendais pas à des miracles. On va quand même passer au tamis les amateurs de shibari.
— On rentre à la boîte ?
— Toi, oui. Prends un Uber.
— Et toi ?
— J’ai un rendez-vous, dit-il laconiquement. Un truc perso.
Le cabinet de maître Karine Janaud était installé dans un vaste appartement du VIII e arrondissement, rue Saint-Philippe-du-Roule. Corso ne s’y sentait pas à l’aise : avec sa barbe de trois jours, sa coupe hirsute et son blouson râpé, il détonnait dans cette salle d’attente design.
Déjà dix minutes qu’il attendait mais ça ne le dérangeait pas. Il pouvait ainsi méditer sur la longue route qui l’avait amené jusqu’ici, sur ce fauteuil rouge aux formes protozoaires.
Corso avait toujours eu un problème avec les femmes en général et avec le sexe en particulier. Huit années d’analyse ne lui avaient pas permis d’en identifier clairement la source mais il avait sa petite idée. Les hasards de l’Aide sociale à l’enfance l’avaient successivement placé dans des familles d’accueil à tendance catholique où la femme maintenait le sexe à distance et où l’homme se la mettait sous le bras. Rien de tyrannique dans cette éducation, pas de discours pudibonds ni de prêches hystériques, mais le message était passé. Quand le petit Corso avait ressenti ses premiers coups de chaud, il avait tout fait pour les réfréner. En vain.
Alors — c’était sa version des faits —, il s’était mis inconsciemment à en vouloir à l’objet même de son désir : la femme. Il avait commencé à se sentir attiré, dans le monde de la fiction, par tout ce qui pouvait humilier, menacer, meurtrir les jeunes filles. Les bandes dessinées érotiques, les films d’horreur, les contes gothiques… voilà ce qui le faisait bander.
Tout se passait à un niveau fantasmatique et il n’avait eu aucune difficulté dans la vraie vie. Mais il n’aurait jamais osé avouer à ses potes que leurs histoires de baise dans les caves ou leurs amours timides de lycée le laissaient froid. Peu à peu, un clivage profond, mais classique, lui avait coupé le cerveau en deux — pour ne pas parler d’autre chose : il ne pouvait désirer celles qu’il aimait et il bandait pour celles qu’il méprisait.
La vérité était en fait plus compliquée. Ce qui l’excitait était la profanation du modèle qu’il aimait chastement. La femme éthérée, pure et innocente, qu’on déshabille, qu’on viole, qu’on humilie. La femme qu’on corrompt par ce qu’on a de plus mauvais en soi.
Puis la réalité s’était chargée de le recadrer. Il y avait eu la dope. Mama, son dealer et mentor. Sa séquestration… Pour quelques grammes d’héro, Mama l’avait transformé en esclave sexuel. Il avait fallu que Catherine Bompart, sa Fée bleue, le découvre couvert de sang dans une cave (avec le cadavre de Mama à ses pieds) pour qu’il revienne à la vie. Elle l’avait renvoyé au lycée puis à l’école de police, en passant par la case NA, les Narcotiques anonymes.
Lentement, il avait retrouvé le chemin de sa sexualité fragile et rêvée. Les vierges mordues par les vampires, les jeunes filles violées par les cow-boys, les teenagers pourchassées par les serial killers… Tout ça n’était pas bien méchant — tout se passait dans sa tête.
Jusqu’à Émiliya.
Battue par son mari, elle était venue porter plainte au commissariat central du XIV e arrondissement, où Corso, 27 ans, achevait de faire ses armes. Il avait tout de suite craqué pour son visage tout en douceur, son look d’institutrice amish, sans réaliser qu’il se trouvait devant l’incarnation de son fantasme, l’ange violenté.
Il avait mené son enquête sur sa belle afin de trouver le meilleur angle d’attaque. Il n’en avait pas trouvé. D’origine bulgare, Émiliya avait appris le français dans sa ville natale, Sliven, et s’était perfectionnée au point de réussir le concours de Sciences po Paris. Elle en était sortie major et avait fait ses preuves dans différents cabinets ministériels. Les routes d’Émiliya et de Corso n’avaient aucune chance de se croiser : elle évoluait dans les hautes sphères, il battait le pavé.
Il en avait été réduit à faire ce qu’il faisait le mieux : le flic, planquant des nuits entières avenue Dunois, à Cachan, devant la baraque d’Émiliya. C’est triste à dire mais il attendait — espérait — que son mari lui tombe à nouveau dessus pour pouvoir intervenir et jouer aux héros.
Les semaines passèrent. Corso commençait à se demander si la brute ne s’était pas acheté une conduite quand, le jour de la Saint-Valentin, son obstination paya. Des cris, des coups, des portes qui claquent. Puis le mari qui saute dans sa voiture et disparaît dans la nuit. Le flic avait aussitôt sonné. Pas de réponse. Il n’avait fait qu’une bouchée du verrou d’entrée et avait découvert Émiliya pendue à la barre de traction que son homme avait installée à l’intérieur du châssis de la porte de la salle de bains. Elle était nue et son corps racontait une pure folie de coups et de torture.
Urgences. Réanimation. Convalescence. Corso avait coffré l’artiste et joué le jeu dans les règles, veillant personnellement à ce qu’il ne bénéficie d’aucune indulgence de la part du juge. Il s’était démerdé pour qu’il fasse sa préventive dans le pire quartier de Fleury et que tout le monde sache bien pourquoi il était au trou. Il s’était assuré que son quotidien oscille entre passages à tabac et passages à la casserole. Un vrai stage de vie.
En même temps, il avait visité régulièrement Émiliya à l’hôpital, fleurs à la main, et s’était occupé de la paperasse pour son divorce. Elle s’était remise de ses blessures et avait accepté ses invitations. À force d’attentions, de cour à l’ancienne, il était parvenu à l’apprivoiser… physiquement.
Alors il avait découvert le pouvoir de la Bulgare. Tout en restant la femme désincarnée qu’il admirait, elle avait réussi à l’emmener dans un monde où, pour la première fois, il pouvait exprimer ses désirs les plus glauques, les plus violents. Il avait pu la profaner, l’humilier, la souiller, sans que ni l’un ni l’autre ressortent salis de ce cirque nocturne. Émiliya possédait une sorte d’ubiquité : elle pouvait être à la fois la femme aimée, au-dessus de tout soupçon, puis consentir aux pires jeux sexuels. Mais attention, en feignant toujours de les refuser. Là était tout le plaisir.
Corso avait grimpé aux rideaux. Il avait trouvé la partenaire sexuelle dont il n’osait rêver, celle qui pouvait jouer à la fois à la maman et à la putain, et surtout à la maman forcée de jouer la putain . Celle qui allait le dépouiller de sa honte, de ses frustrations, de ses remords.
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