Enfin, il revint vers Akhtar qui gémissait dans son coin. Le scarabée s’était transformé en limace. Corso attrapa un pouf de cuir râpé et s’assit près de lui, sans lâcher sa tasse.
— File-moi ton portable.
De sa main libre, l’Indien attrapa son cellulaire dans sa poche de tunique et le tendit au flic.
— En attendant mon équipe, reprit Corso en empochant l’appareil, tu vas me donner quelque chose, un nom, un détail, une circonstance qui me permette d’avancer tout de suite.
Akhtar reniflait du sang et crachait des glaires rougeoyantes.
— Je vois pas ce que vous voulez dire… Je…
Sans se lever, le flic lui balança un coup de talon dans les côtes.
— Un nom, enfoiré. Un partenaire, un gars avec qui Nina partageait ses goûts tordus, un technicien qui l’aurait sautée, n’importe qui. Trouve, nom de Dieu, ou je te jure que mes collègues vont te ramasser à la petite cuillère.
L’autre cracha encore sur ses tapis puis haleta :
— Allez voir Mike… Un hardeur… Il a travaillé avec elle. Je crois… je crois qu’ils sont liés…
— Liés comment ?
— Ils sont sur la même longueur d’ondes. C’est lui qui l’a fait rentrer dans notre réseau.
— Où je peux le trouver ?
— Je… j’ai pas ses coordonnées…
Corso leva encore sa botte — il n’avait pas à beaucoup se forcer pour torturer le salopard.
L’autre se ratatina dans un coin de la pièce.
— Au… au Vésinet. Y a un tournage aujourd’hui… Je vais vous donner l’adresse…
— Son vrai nom, c’est quoi ?
— Faudrait que je retrouve sa fiche. De toute façon, tout le monde l’appelle Freud.
— Freud ?
— C’est un intellectuel.
À cet instant, on tambourina à la porte en criant : « Police ! »
— On se revoit au 36, conclut Corso en se levant. Tu donnes tous tes codes à mes collègues, tu réponds à toutes leurs questions, et le reste du temps, tu la fermes.
— Je… je veux appeler mon avocat, susurra-t-il entre ses dents déchaussées.
Le flic lui balança un dernier coup de pied dans le ventre avant d’aller ouvrir aux bleus. Akhtar éclata en sanglots.
— Pour un maître SM, j’te trouve bien sensible.
— Docteur ? (Corso roulait plein ouest tout en téléphonant au légiste de l’IML) Commandant Stéphane Corso, de la Crime. J’ai repris l’affaire de la strip-teaseuse assassinée.
— Et alors ?
Visiblement, il dérangeait. La résonance de la voix trahissait l’écho de la chambre froide. Le médecin était un nouveau que Corso ne connaissait pas.
— Vous avez autopsié Sophie Sereys y a une dizaine de jours. J’aurais besoin d’une précision.
Le toubib soupira. Il l’entendit donner des ordres à ses assistants, à la manière d’un réalisateur qui dirait « Coupez ».
— Je vous écoute.
— J’ai lu plusieurs fois votre rapport et je n’ai vu aucune mention concernant des lésions vaginales.
— Je l’ai dit et répété : cette femme n’a pas été violée.
— Je veux parler d’anciennes lésions, des cicatrices peut-être.
— C’est-à-dire ?
La curiosité du médecin semblait éveillée.
— Nous avons aujourd’hui la preuve que Sophie Sereys tournait dans des films porno à tendance SM. Vous n’avez rien remarqué ?
— Non.
— Pas de déchirures anales, de fissures vaginales ?
— Je vous dis que je n’ai rien noté.
— Et vous n’avez pas procédé à des examens concernant les IST ?
Le toubib explosa :
— Le corps que j’ai autopsié était lacéré, fracturé, défiguré, et vous auriez voulu que je vérifie si la victime avait des chlamydiae ? Vous vous foutez de ma gueule ?
— Merci docteur.
À la hauteur de la Défense, Corso songea une nouvelle fois à la fusillade de Nanterre. Deux morts la veille, la corrida avec l’Indien aujourd’hui. La violence était comme une mauvaise grippe dont il ne parvenait pas à se débarrasser.
L’interminable tunnel de la Défense filait sous la banlieue ouest. Une sorte d’Eurostar qui passerait sous les flots noirs de sa jeunesse. À cet instant, son portable sonna de nouveau. Stock et Ludo sur zone : le déménagement avait commencé. Tout le matos allait être transféré dans un entrepôt près de Bercy où la BC avait l’habitude de stocker le produit de ses perquises. Là, les geeks de la SDLC (Sous-direction de lutte contre la cybercriminalité) s’occuperaient de révéler le musée des horreurs d’Akhtar Noor.
— Pour l’inculpation, demanda Stock, j’mets quoi ?
— Mate quelques films, tu trouveras vite. Rendez-vous au 36 dans deux heures.
Quand il sortit du tunnel, il découvrit une nouvelle planète. Maintenant, il roulait sur une large avenue cernée d’arbres souverains, de bâtiments de verre et de villas hautaines.
Après avoir traversé la Seine, la D186 l’amena droit à sa destination, avenue Émile-Thiébaut. Le lieu du tournage était une maison à colombages abritée derrière des grilles pleines et des marronniers chatoyants.
Pour ne pas casser l’ambiance, Corso avait décidé de se présenter comme un ami d’Akhtar. Il voulait respirer l’esprit du « club », approcher en douceur Mike, alias Freud.
Un culturiste aux oreilles décollées vint lui ouvrir la grille. Le nom d’Akhtar déclencha une batterie de questions. Corso essaya de la jouer fine en évoquant les différentes performances aperçues dans les premières séquences chez le gourou indien. Aucun effet.
Pour couper court à cette conversation en forme d’impasse, il proposa qu’on appelle Akhtar himself.
— C’est quoi ton nom ? demanda Musclor.
— Corso.
L’autre pressa son écran. C’était quitte ou double : Corso avait donné le portable de l’Indien aux bleus, qui devaient déjà l’avoir refilé à son équipe… Soit l’appareil traînait au fond d’un sac à scellés et personne ne répondrait, soit il était aux mains de ses gars et il fallait espérer qu’Akhtar soit encore dans les parages. Dans ce cas, il y avait une chance pour qu’on fasse répondre le suspect, sur haut-parleur, le canon sur la tempe…
Corso perçut les sonneries au fond de l’oreille du cerbère. Il observait le logo sur son polo Lacoste mauve — les mâchoires du petit crocodile, écartelées par ses pecs, lui donnaient l’air de s’esclaffer.
La deuxième hypothèse l’emporta. Akhtar répondit, donna son feu vert, et Corso put entrer dans le saint des saints. Une allée de gravier, des sculptures abstraites au milieu des pelouses, des baies vitrées voilées de lin blanc.
Sur le seuil de la baraque, Musclor ordonna :
— Retire tes pompes.
C’était une manie dans le milieu. Corso s’exécuta puis suivit son guide à travers un dédale de pièces qui semblaient meublées par Mies van der Rohe en personne.
Il avait déjà assisté à des tournages porno. En général, l’ambiance y est bon enfant : les hardeurs à poil discutent famille, football ou voitures tout en se masturbant, pendant qu’on vérifie leurs tests HIV et qu’on règle les lumières.
Là, c’était autre chose. Les troupes d’Akhtar donnaient dans le grave, l’ésotérique. Une pièce tapissée de livres où trônait un billard français avait été transformée en loges. Les acteurs — hommes et femmes — s’y concentraient en silence. Tous nus, tous tondus, ils évoquaient des patients prêts à subir de sérieuses interventions chirurgicales.
— Attends ici, fit l’athlète avant de disparaître.
Corso essaya de se faire discret. Dans cette forêt de corps blancs, de bites turgescentes, de crânes astiqués, il se faisait l’effet d’un pervers indésirable.
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