— Quel genre d’objets ?
— Un téléphone qu’on faisait sonner à l’intérieur, pour la rigolade, mais ça pouvait tout aussi bien être une poignée d’hameçon de pêche…
— Akhtar m’a dit que Nina était bénévole.
— C’est vrai. Tout allait dans sa poche à lui. Cet enfoiré nous bassine avec ses conneries de grande fusion érotique mais c’est rien d’autre qu’un businessman qu’a trouvé le bon filon…
— Si c’est pas pour le fric, pourquoi acceptait-elle de telles épreuves ?
— Pour le plaisir. Nina aimait avoir mal. Vraiment .
— Ça me paraît un peu court comme explication.
Freud balança d’une chiquenaude sa cigarette dans le jardin de la voisine.
— Elle aimait avoir mal parce qu’elle ne s’aimait pas. Et elle ne s’aimait pas parce qu’elle était persuadée qu’elle n’était pas digne d’être aimée. Elle était née sous X, tu sais ça au moins ?
Corso hocha la tête.
— Au fond de sa conscience, cet objet indigne d’amour — elle-même — était devenu un objet digne de haine. Son désir s’est alors inversé. Elle s’est mise à avoir envie qu’on lui fasse mal, qu’on la torture, qu’on lui manifeste ce mépris qu’elle méritait. Sa psyché avait bousculé toutes les valeurs. La violence est devenue sa source unique de plaisir.
Corso commençait à comprendre son surnom de « Freud ». Il avait prononcé son discours abscons d’une seule traite, d’une voix docte — avec un peu d’imagination, on aurait presque pu penser qu’il s’adressait à son propre phallus.
Le flic restait bloqué sur cette impossibilité : une fille qui se livrait à de tels délires aurait dû avoir de sérieuses séquelles. Or le légiste n’avait rien vu.
Mais Mike avait réponse à tout :
— Ces derniers temps, Nina avait levé le pied côté jeux SM. Ses tissus avaient dû cicatriser. Elle se sentait mieux, physiquement et moralement.
— Pourquoi ?
— Elle s’était trouvé un mec.
— Un mec ?
Tous les témoignages convergeaient sur ce point : Sophie Sereys, alias Nina Vice, 32 ans, n’avait personne dans sa vie.
— Me raconte pas de salades. Pas un seul PV ne mentionne le moindre petit ami. On n’en a trouvé aucune trace ni dans son portable ni dans son ordinateur.
Mike secoua la tête d’un air consterné.
— Vous avez rien compris à Nina. Tout ce qui lui était personnel était totalement secret. Elle avait peu de choses à cacher mais elle y tenait.
— Ce mec, c’était qui ?
— J’en sais rien.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit sur lui ?
— Pas grand-chose. C’était un peintre, je crois.
— Il pratique le SM ? Où l’a-t-elle rencontré ?
— Je sais rien, j’te dis ! Tout ce qu’elle m’a révélé, c’est qu’elle le voyait de temps en temps et que ça lui faisait du bien.
Ce peintre lui aussi devait avoir le goût du secret pour ne laisser aucune trace dans la vie de Nina. Les deux s’étaient trouvés.
— Tu ne te souviens pas de quelque chose qui nous permettrait de l’identifier ?
— Je crois qu’elle posait pour lui…
— Où je pourrais trouver ces toiles ?
— Aucune idée.
— Il a une galerie ?
— Je te dis que je sais que dalle !
— Réfléchis.
Mike se passa la main sur le crâne.
— Il porte un chapeau.
— Un chapeau ?
— C’est un truc qu’elle m’a dit un jour. Il a une manière spéciale de s’habiller. Des costards blancs, des chapeaux… Le genre maquereau des années 20…
Ça ne collait pas avec l’image d’un homme secret. Il fallait secouer tout ça et voir ce qui pouvait en tomber. C’était en tout cas un sacré point d’avance sur l’enquête de Bornek.
Corso salua Freud mais se ravisa au bout de quelques pas.
— Une dernière chose, un détail.
— Quoi ?
— Pourquoi vous êtes tous tondus ?
Sourire pernicieux de Mike.
— Une idée d’Akhtar. Ça fait plus secte. Et puis, c’est plus pratique.
— Pour quoi faire ?
— Les head-fucking.
Son équipe l’attendait dans la salle de réunion. À Bercy, les geeks avaient commencé le décodage des films — il y en avait plusieurs milliers — avec la « gracieuse participation » d’Akhtar.
— Qu’est-ce que ça donne ?
— C’est dégueulasse, répondit Ludo, qui n’avait pourtant pas froid aux yeux. Les filles prennent vraiment cher. Pour l’instant, on n’a pas mis la main sur les films de Nina mais ça doit être dans l’esprit du reste…
— La liste des abonnés ?
— En décryptage aussi. Selon les informaticiens, on n’obtiendra que des IP d’ordinateurs. Il faudra ensuite identifier leurs propriétaires. On est pas rendus.
— Les acteurs, les actrices ?
— Akhtar a un fichier à jour mais ça nous sert à rien. Tout le monde bosse sous pseudo. Pas la moindre info administrative.
— Y a jamais de fiches de salaire ?
— Non. Ils sont tous bénévoles. Faut vraiment être fêlé…
— Akhtar, vous l’avez laissé appeler son avocat ?
— Non. On attend de trouver quelque chose de vraiment chaud sur ses bandes pour l’inculper.
— Suffit de piocher au hasard. Les filles se font réduire en bouillie !
— Il prétend que c’est truqué.
— Et les quadruples pénés ? Les objets fourrés dans le sexe, le cul ?
Ludo haussa les épaules.
— Du libre échange entre adultes consentants. On a les contrats signés par les filles. Akhtar nous a expliqué qu’il les libérait de leurs chaînes judéo-chrétiennes, des tabous aliénants de nos sociétés oppressives, etc. On continue le décryptage des films mais, à moins d’y trouver des mômes ou des animaux, faudra libérer Monsieur Loyal.
Ludo avait bossé à la BRP et il savait comme tout le monde dans cette salle que le seul moyen de coincer les fournisseurs de porno était l’utilisation de mineurs ou d’animaux dans des actes de zoophilie. L’article 521-1 du Code pénal réprime « le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité… ». Il existe même une jurisprudence à base de poneys sodomisés…
Corso leur ordonna de continuer sur leur lancée : creuser encore dans le puits de merde, identifier les consommateurs et les intervenants et laisser croupir au ballon l’Indien sans qu’il puisse contacter qui que ce soit.
— Le parquet va apprécier.
— J’assume.
Le flic prit son souffle et leur annonça le scoop du Vésinet : Sophie Sereys avait un boyfriend. Il donna ses ordres dans la foulée. Taper une perquise éclair chez Sophie, la nuit prochaine, en quête d’un indice concernant l’inconnu. Retourner au Squonk réinterroger ses collègues. Ratisser le marché de l’art contemporain pour débusquer la trace d’un peintre qui s’habillerait en costard blanc et borsalino. Un artiste qui (peut-être) consacrait son œuvre aux strip-teaseuses ou aux hardeuses, un gars qui renouait avec l’ancienne tradition des peintres du Moulin-Rouge.
Stock intervint — pour l’occasion, elle avait chaussé de grosses lunettes qui lui donnaient un air professoral inattendu :
— Je pige pas. On lâche le côté gonzo ?
— Pas du tout.
— Qui va s’occuper des abonnés d’Akhtar ? des partenaires de Nina, etc. ?
— On appelle du renfort.
— Pourquoi pas Bornek ? ricana Ludo.
— Laisse Bornek où il est. Il va bientôt se casser en vacances.
— La moitié du 36 part ce soir, précisa Stock.
— Voyez avec Bompart qui elle peut nous filer. Demain, on remet tout à plat et on voit qui interroge qui.
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