Jean-Christophe Grangé - La Terre des morts

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Quand le commandant Corso est chargé d'enquêter sur une série de meurtres de strip-teaseuses, il pense avoir affaire à une traque criminelle classique.
Il a tort : c'est d'un duel qu'il s'agit. Un combat à mort avec son principal suspect, Philippe Sobieski, peintre, débauché, assassin.
Mais ce duel est bien plus encore : une plongée dans les méandres du porno, du bondage et de la perversité sous toutes ses formes. Un vertige noir dans lequel Corso se perdra lui-même, apprenant à ses dépens qu'un assassin peut en cacher un autre, et que la réalité d'un flic peut totalement basculer, surtout quand il s'agit de la jouissance par le Mal.

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— C’est tout ?

— Non. T’es en train de divorcer, comme la moitié de Paris, mais on dirait qu’un attentat terroriste se prépare et que les victimes vont tomber par dizaines.

— Thaddée est ce que j’ai de plus cher. L’issue de ce divorce est cruciale pour moi.

Elle hocha la tête, comme un psy qui acquiesce non pas au discours mais aux signes manifestes de la maladie.

— Sans compter qu’Émiliya est foutue de trouver des témoignages négatifs qui viendront du 36.

— Je suis clean et on a le meilleur taux d’élucidation de la boîte.

— Je suis au courant, merci, mais ça fait pas de toi un flic irréprochable.

Corso revisita en quelques secondes tous les dossiers où il avait été borderline — personne ne pouvait exhumer ces actes illégaux que Bompart avait soigneusement enterrés sous des strates d’archives.

— Tu traites les familles des victimes comme des coupables et en même temps, t’as toujours l’air d’enquêter pour ton compte personnel, continuait Barbie. On se croirait dans un vigilante où le héros fait justice lui-même, calibre au poing.

— T’exagères.

— Non. Un flic de la Crime porte un costume noir par respect pour les familles et passe sa vie à rédiger des rapports. Toi, t’es même pas foutu de mettre une veste et tu donnes à écrire toute la paperasse à Krishna. Tu ne manifestes jamais aucune empathie. Tu n’es jamais poli, jamais respectueux. Une vraie calamité. Franchement, tes résultats sont bons mais tout le monde pense que tu devrais retourner là d’où tu viens : le terrain.

Corso souffla. Contre toute attente, il se sentait revigoré par ce discours comme après une douche froide.

— T’as fini ?

— Non. Y a aussi le problème physique.

— Quel problème physique ?

Elle haussa les épaules et regarda le fond de son verre où reposait le cadavre d’une tranche de citron. Elle avait une bague à chaque doigt, pas vraiment le style place Vendôme, plutôt le registre biker.

— Quand tes mains ne tremblent pas, c’est que tes pieds trépignent ou que tes dents grincent. T’as toujours l’air au bord de l’implosion. Tu fais peur aux témoins et tu accables les familles. Jusqu’où tu vas aller comme ça ?

On était définitivement sorti du dossier divorce, Barbie parlait en son nom et sans doute en celui de toute l’équipe.

— Il était pas question de la garde de mon fils ?

— C’est ce que j’essaie de te faire comprendre : t’as aucune chance de gagner face à ta femme.

Il choisit de ne pas s’énerver, ne serait-ce que pour donner tort au portrait de Barbie. Depuis dix minutes, il touillait son café — il y en avait autant dans la soucoupe qu’au fond de la tasse.

Il lâcha la petite cuillère et ajouta, presque rêveusement :

— Il faut pourtant que je réussisse à avoir la garde. Émiliya est… dangereuse.

— Je suppose que tu ne veux pas en dire plus ?

— Non.

— Qu’est-ce qu’en pense ton avocate ?

— Que ma seule chance d’infléchir le juge serait d’arrêter le salopard du Squonk.

— Enfin une bonne nouvelle.

Il leva les yeux.

— Tu trouves ?

— Bien sûr. On va se le faire, cet enculé.

Elle se leva, tâta ses poches et lança cinq euros sur la table.

— J’y retourne. Je vais rejoindre les autres pour la perquise.

Elle attrapa son sac et tourna les talons.

— Tu me feras mon attestation ou non ? demanda encore Corso.

— Bien sûr. (Elle lui adressa un clin d’œil.) Et j’oublierai pas de dire que t’es le meilleur tireur à l’arme de poing du service.

19

Sonné, Corso reprit sa voiture et roula sans but. Le soir tombait doucement sur les quais, un voile d’ombre enjôleur qui collait à Paris une chair de poule… électrique.

Il avait essayé d’appeler Émiliya, elle n’avait pas répondu. L’image de Thaddée, blondinet hirsute aux yeux sombres (ceux de sa mère), lui frappait la poitrine comme une pierre lancée par un casseur. À l’idée de ne pas voir son fils durant un mois, sans s’être préparé à cette quarantaine ni même avoir pu lui dire un mot d’au revoir, c’était trop — vraiment trop .

Et ce n’était que le début. Il n’aurait pas la garde, c’était certain. Il devrait se satisfaire des miettes qu’on lui accorderait et trembler chaque soir en se demandant si Émiliya n’embarquait pas leur petit garçon dans ses pratiques SM.

Il sentit les larmes lui monter aux yeux. Dans ces moments-là, ses vieux démons réapparaissaient comme aux plus beaux jours. Pour un ancien tox, les années d’abstinence sont comme une muraille patiemment construite qui reste en terre friable. Il suffit de la regarder d’un peu trop près pour qu’elle se réduise en poudre…

Il braqua sur le pont Royal pour rejoindre la rive droite et repartit en sens inverse. Les réverbères s’allumaient le long du musée du Louvre et ce fut comme une révélation : il savait où il allait.

Depuis quelques mois, il s’était trouvé une maîtresse idéale : jeune, douce, discrète. Une petite brunette bien en chair, pas très jolie mais dotée de formes opulentes soigneusement dissimulées sous des robes amples. Une créature banale, portant des lunettes et des barrettes dans les cheveux à la Keith Richards, qui se tenait aussi loin que possible du désir mais qui, une fois déshabillée, révélait des trésors de sensualité. Il y gagnait cette impression de profanation, de souillure, qui était la seule chose qui l’excitait.

Il l’avait rencontrée lors d’une enquête sur un casse nocturne où le patron d’une bijouterie s’était pris une balle dans la tête. La jeune vendeuse n’avait pas assisté à la scène mais il s’était tout de même proposé pour la consoler. Depuis, il venait boire à la source de temps en temps et faisait la sourde oreille quand elle évoquait leur avenir. Si elle insistait, il invoquait une « urgence au boulot » et disparaissait.

Miss Béret — elle portait souvent un béret rose qui lui rappelait la chanson de Prince Raspberry Beret — habitait dans le XII e arrondissement.

Aux abords de Bercy, il se dit qu’il aurait dû plutôt rejoindre les geeks de la PJ (ils n’étaient pas loin) ou bien encore pousser sur les quais jusqu’à Ivry-sur-Seine et participer à la perquise chez Sophie Sereys. Mais il n’en avait pas la force. Au contraire, il voulait s’éloigner du meurtrier de Nina, de l’horrible cri béant, du monde abject d’Akhtar.

Quand Miss Béret lui ouvrit, elle était en jogging et chaussons, ne portait pas ses lunettes et avait noué ses cheveux en un chignon qui évoquait une glace italienne. À cet instant, elle ne ressemblait ni à la jeune fille sage qui cachait ses charmes, ni à la grenade dégoupillée des premières nuits, plutôt à la petite sœur qu’il aurait aimé avoir.

En découvrant le flic sur le seuil, regard perdu, tremblant dans son blouson, Miss Béret se contenta de sourire. Elle avait déjà compris qu’il n’était pas là pour faire l’amour ni même pour parler. Il était venu pour le plateau-repas, les coquillettes et le téléfilm du vendredi soir.

20

Il roulait dans les rues de son passé, avenue Pablo-Picasso, rue Maurice-Thorez, avenue Joliot-Curie… et voyait des corps suspendus aux réverbères, nus, mutilés, dépecés. Il appuyait à fond sur la pédale d’accélérateur mais sa voiture n’avançait pas. Seul son deux-tons hurlait avec des accents humains déchirants. Tenant le volant d’une main, il cherchait de l’autre le bouton pour arrêter la sirène sans jamais le trouver…

Il réalisa que c’était la sonnerie de son téléphone qui lui sciait le cerveau. Quand il ouvrit les yeux, il avait déjà la main sur l’appareil.

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