— Quand doit-il venir ?
— Avant midi…
Le signor Pavesi avait l’œil de velours, le complet coupé à la perfection, le cheveu un tantinet long d’un gris luisant et imperceptiblement bleuté. Edwige s’attendit au pire. Il était gracieux, disert et de bonne compagnie. Mais bien vite elle eut l’impression qu’il cherchait surtout à « noyer le poisson » et elle dut vraiment insister pour qu’il l’amène à l’administration des séquestres.
— Je connais un petit restaurant, nous devrions d’abord aller déjeuner et ensuite…
— Justement ensuite nous aurons le temps, dit-elle. Je sais que la plupart des administrations ne ferment jamais à midi mais que par contre en fin d’après-midi tout le monde rentre chez soi.
Il conduisait sa petite 127 comme une Alfa Romeo et prenait des risques énormes. Elle faillit lui dire qu’elle n’était pas impressionnée, que son ami Serge possédait une vieille Jaguar qui frôlait le deux cent cinquante à l’heure en vitesse de pointe mais s’en garda bien, soupçonnant que le macho italien ne le supporterait pas.
Elle avait encore besoin de lui pour quelques heures.
Une chance, ce signor Pavesi. Il avait le culot, l’aplomb, l’audace de se réclamer non seulement du sénateur mais du Premier ministre pour forcer les portes, faire taire les huissiers trop imbus de leur rôle.
Peu à peu ils progressaient, passaient d’un employé à l’autre pour finalement trouver celui qui alla chercher le dossier de l’affaire du monastère de Dioni dans les caves. Un gros dossier humide qui sentait le fuel.
— Il y a eu une fuite de la citerne, expliqua l’employé… Mais regardez, le séquestre de ce domaine a été confié à la région. Il vous faudra aller là-bas.
— À Naples ?
— Non, il y a un service ici qui s’occupe des régions… Vous le trouverez aisément.
Il leur fallut près de trois quarts d’heure pour trouver enfin ce fameux service qui fonctionnait au ralenti étant donné la décentralisation italienne.
Deux hommes étaient en train de préparer leur repas dans le couloir lorsqu’ils se présentèrent.
— Le monastère de Dioni ? Qu’est-ce que c’est que ça ? dit le premier qui surveillait la cuisson de ses côtelettes.
— Je vois, dit l’autre. Le Château des Merveilles comme l’appelaient les amis de Benito.
— Quel Benito ? fit l’autre trop jeune pour se souvenir.
Celui qui savait alla chercher un dossier et revint très rapidement.
— Je ne devrais pas vous le montrer, expliqua-t-il, mais après tout je m’en moque. C’est un ministre mort depuis qui a fait pression pour que le monastère soit cédé pour dix lires à la province. Et une fois que la province a été propriétaire, il a fait revendre ce monastère frappé de vétusté pour un million de lires. J’ai l’impression qu’il y en a qui se sont sucrés au passage, ajouta-t-il… Mais on ne le saura jamais.
— Vendu à qui ?
— Ah oui… La société de tourisme Vacanza Europeo Club. Vous pouvez lire ici le double de l’acte de vente. Un million de lires. Un monastère entier qui avait abrité toute la clique de Benito. Il y a au moins cent pièces somptueuses dans cette soi-disant ruine.
Edwige notait tout. Même le nom du ministre mort, celui du notaire, du préfet de province. Elle ne pourrait pas revenir si elle oubliait quelque chose et le sénateur Holden avait l’art de chercher la petite bête.
— Tenez, dit le signor Pavesi, vous avez été bien aimables.
Il leur laissa cinq mille lires qu’Edwige tint à lui rembourser au-dehors.
Ils avaient poursuivi leur route, leur chemin plutôt, vers le village de Dioni mais Kovask regrettait d’être engagé sur cette voie. Il aurait aimé trouver un téléphone pour donner ces deux noms au sénateur Holden, qu’il se débrouille avec, qu’il en tire des renseignements. Que de temps perdu et ce fichu chemin qui semblait avoir reçu toute la neige du pays. Peter était certain qu’il n’était pas tombé un seul flocon sur l’autre versant et peut-être avait-il raison. Ils n’avaient pu suppléer au pont détruit et avaient dû reprendre l’itinéraire indiqué par l’hôtelier. Parfois Peter ralentissait à un carrefour, aimant à supposer que peut-être en prenant à gauche ils rejoindraient l’ancienne route au-delà de ce maudit pont.
— De toute façon il y en aura d’autres, lui dit Kovask, et tous seront détruits.
— On pourrait toujours essayer au lieu de rouler à dix à l’heure dans ce bourbier. Ils pensaient que la Mamma devait se trouver là-haut depuis pas mal de temps. Avait-elle retrouvé Macha Loven, des traces, son cadavre, rien ? Peut-être étaient-ils en train de subir toute cette fatigue pour rien.
— Les explosifs viennent de quelque part, dit Kovask.
— On s’en fout des explosifs, ça regarde les Ritals… Nous, on cherche l’origine du fric, râlait Peter.
— Il y a une cache aux explosifs et c’est certainement à Dioni, ancien village pour les pauvres fascistes fatigués…
— Il y avait des putes ?
— Non, c’était plutôt l’ambiance familiale, je suppose, mais ils devaient quand même trousser les villageoises. Ensuite ce furent les partisans, puis nous autres les Ricains.
— Tout de même, protesta Peter.
— Oh si, mon vieux, oh si… Le plus fort c’est que dans certains coins les femmes tondues pour collaboration charnelle avec les Allemands n’ont pas été touchées par les G.I’s. Ils étaient trop impressionnés. Si bien que ce furent les femmes restées sages qui furent violées par les Américains.
— Tu crois que l’armée italienne est dans le coup ? Ce Marcello Bari il est quand même officier, non ?
— Ce n’est pas la première tentative de putsch même si on n’a pas tellement donné de publicité à ces affaires. Les services secrets ont également été compromis. On dit que le scandale pétrolier qui vient d’éclater est un règlement de comptes entre factieux. Le fric aurait été détourné pour alimenter la subversion de droite. Mais on n’est jamais sûr de rien.
— Un malin l’aurait détourné pour son usage exclusif ?
— Plusieurs petits malins, en fait… Et puis il y a eu des campagnes électorales à financer. Ça coûte cher de rester durant si longtemps à la tête du pays. Le pouvoir use terriblement et il faut compenser par des campagnes électorales infernales… Tous les coups sont permis, même les pires…
— J’espère que le sénateur et Edwige ont fini par récolter des informations, qu’ils savent qui a racheté ce fichu monastère, ancien séjour des chemises noires.
Un temps Edwige avait espéré venir avec Kovask mais en dernier ressort Holden avait décidé qu’elle resterait près de lui et que Peter accompagnerait le Commander. La Mamma avait exigé de partir seule comme toujours, se faisant un point d’honneur de se débrouiller à sa façon. Elle devenait de plus en plus exigeante avec elle-même en prenant de l’âge. Kovask s’inquiétait parfois pour elle. Il l’avait connue beaucoup plus fringante, mais aussi beaucoup plus inquiétante. Leur première rencontre remontait à des années, en Grèce. Elle recherchait les meurtriers de sa famille, des mafiosi complices de la C.I.A. dans le pays tenu en main par les colonels grecs. Elle l’avait stupéfié par son audace et sa cruauté.
— Je crois que nous arrivons, dit Peter un peu crispé… Si cette dernière côte n’aboutit pas sur le plateau de Dioni je m’arrête et je ne vais pas plus loin.
Il disait vrai. Ils débouchèrent brusquement sur le plateau tout au bout duquel se dressait le village. Un plateau étroit, caillouteux, sauvage. Les constructeurs avaient dû choisir le côté ensoleillé pour le monastère puis le village avait surgi par la suite du néant.
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