Georges-Jean Arnaud - Les fossoyeurs de liberté

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Le Chili dans les jours qui suivent le coup de force des militaires alors que la Junte au pouvoir impose sa loi.
Le Commander Serge Kovask accompagne une commission sénatoriale d'enquête américaine comme enquêteur. Il connaît bien le Chili, y est déjà venu. Mais il découvre un Santiago complètement transformé, inquiétant.
Les Américains qu'il y rencontre ont tous plus ou moins trempé dans le renversement du gouvernement légal d'Allende. Certains ont même versé d'importantes sommes aux syndicats patronaux pour affaiblir l'économie locale.
D'où vient cet argent qui suit de mystérieuses filières avant de s'entasser dans les coffres de certaines personnalités ?

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— Vous entretenez des relations avec la police ?

— Bien sûr. C’est mon rôle, d’être en bons termes avec tous les corps constitués.

— Avez-vous invité ce Gaetano à déjeuner, par exemple ?

— Cela a dû m’arriver en effet.

— Et Palacio ?

— Plus souvent. Il acheminait une bonne partie du fret que je procurais à des commerçants et des sociétés de ce pays.

— Quelle banque utilisiez-vous ?

— Plusieurs. Banques américaines et chiliennes bien sûr.

— La Banque Allemande pour le Chili ?

Le regard de Mervin resta limpide :

— Bien entendu.

— Avez-vous eu l’occasion d’effectuer des paiements en liquide ?

Mervin hésitait.

— Oui ou non ?

— Oui. Pour certaines fraudes fiscales, du temps d’Allende. Les marges étaient tellement réduites.

— Quelle monnaie utilisiez-vous ?

— Des dollars principalement, mais aussi des livres sterling, des marks allemands.

— Que vous procurait la Banque Allemande pour le Chili ? Disons la B.A.P.C. ?

— Peut-être.

— Vous n’avez pas de livres de comptes ?

— Si, mais certaines transactions sont restées orales.

Il savait qu’il s’enferrait, mais avec ce diable d’homme, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Refuser de répondre ? Le sénateur était capable de le faire embarquer pour les U.S.A. Il se demandait si la Junte lèverait seulement le petit doigt pour s’y opposer. Après tout, ils se moquaient bien qu’on prouve que la C.I.A. avait participé à la destitution d’Allende, et au coup de force illégal. La sueur coulait de son front, et il l’essuya avec un mouchoir déjà humide.

— Tenez, dit le sénateur. Il y a des Kleenex, et je ne m’en sers pas.

Il poussa la boîte vers le bord de son bureau. On frappa à la porte. Marina entra avec un plateau bien garni. Au passage, elle eut un regard en coin pour Mervin, mais le sénateur lui fit signe qu’elle pouvait disposer :

— Allez déjeuner.

— Mais je ne prends jamais rien à midi.

— Eh bien ! promenez-vous ! Je vous trouve pâlotte. Il n’y a aucune raison pour que vous restiez enfermée comme nous deux. Revenez dans un moment. A tout à l’heure.

La jeune femme referma la porte un peu vivement, et Holden sourit d’un air amusé :

— Forte personnalité, vous savez. Tenez, prenez un sandwich…

Mais Mervin se versa un grand verre d’eau, qu’il but d’un trait, puis un autre. Le sénateur se contenta d’un verre de vin rouge, qu’il dégusta tout en tirant toujours sur son cigare.

— Qui connaissez-vous à la B.A.P.C. ?

Michaël reposa son verre, soupira :

— Un peu tout le monde. Le P.D.G., son fondé de pouvoir, certains chefs de service…

— Quel est le montant de vos transactions chez eux ?

— Je ne sais pas… Enfin, pas exactement. Peut-être deux millions de dollars.

— Et pour les autres banques ?

— A peu près autant.

— Pour chacune ?

— Non, en tout. En fait, ce sont souvent des arrhes, des commissions. Les grosses sommes étaient réglées directement entre l’acheteur et le vendeur. Moi, je n’étais que l’intermédiaire.

— Donc, on peut dire, articula Holden, que la Banque Allemande pour le Chili était la plus importante pour vous ?

— Si vous voulez.

— Non, c’est une réalité. Pourquoi avantager une banque plus qu’une autre ?

— Les Chiliens ont confiance en celle-ci. A cause du mark très certainement.

— Avez-vous eu dans les mains de grosses sommes en marks ?

— Ça m’est arrivé.

— Pour quel montant ?

Mervin reversa de l’eau dans son verre, et en but la moitié.

— Je ne sais pas exactement. Dix mille marks, vingt mille.

— Jamais plus ?

— Non.

— J’ai un témoin qui prétend que vous ayez un jour opéré un versement de soixante mille marks.

Mervin haussa les épaules :

— Montrez-moi ce témoin.

— Plus tard, les confrontations, plus tard… Un autre dit que vous avez fait envoyer au Syndicat des transporteurs, la somme de trois cent mille marks.

Retirant ses lunettes, Mervin les essuya avec un Kleenex. Il les remit sur son nez :

— C’est un mensonge.

— Cette somme leur a été remise par Ciprelle Erwing, juste avant la grève des transporteurs. Dans quelque temps, j’aurai le jour et l’heure, et d’autres témoignages.

— Je ne suis pas responsable des actes de ma secrétaire.

— Elle travaillait pour vous cependant.

Le téléphone sonna, et le sénateur décrocha. C’était le Commander, qui lui apprit qu’il surveillait la propriété de Las Madrés, et que jusqu’à présent tout était calme dans le domaine.

— J’ai quelqu’un là-bas. La même dame pour laquelle on vous a tiré de votre lit cette nuit.

— Bien, continuez.

Il raccrocha, prit un sandwich, mordit dedans.

— Oh ! du blanc de faisan. Vous devriez essayer.

— Non, merci.

— Vous ne tiendrez jamais le coup. Nous sommes là jusqu’à une heure avancée, et peut-être demain, et après-demain.

Mervin eut un vertige, mais le domina très bien :

— Pourquoi moi, et moi seul ?

— Ne vous inquiétez pas. Demain, il y aura d’autres personnes. Vous verrez. Différentes informations vous signalent comme le responsable de certains troubles économiques enregistrés dans ce pays, peu avant le putsch. Je vous donne cette information pour ce qu’elle vaut, mais je suis forcé de vérifier différents points.

— Si vous voulez savoir si j’étais favorable au gouvernement Allende, je vous dis non. Le commerce n’était plus aussi actif, et l’économie en régression complète. Mais je suis resté en-dehors des luttes politiques.

— Il s’agit d’économie, je vous le répète, fit Holden avec fermeté, et c’est votre partie. Comment expliquez-vous la grève des transporteurs ?

— Mais il y a des causes, connues de tous.

— Je vous parle de sa dureté, et de sa longueur. Il fallait des fonds pour tenir le coup.

— Le syndicat passe pour être riche.

— Avez-vous connu un certain Heinrich ?

— Je l’ai rencontré. Il achetait des fourrures au Canada. Il dirigeait l’association des commerces de vêtements.

— Lui aussi est mort. Comme votre secrétaire.

— Pardon, il a été tué dans un attentat, alors que miss Erwing s’est suicidée.

— En êtes-vous certain ?

— Mais je n’ai aucune raison d’en douter, puisque la police a conclu son enquête.

— Parlez-moi de cet Heinrich.

Mervin soupira, prit un sandwich, et le fourra dans sa bouche presque entièrement. Il ne pouvait plus répondre aux questions. Holden apprécia la tactique, et but un peu de vin. Il se mit ensuite à écrire, comme si Mervin n’était pas là. Si bien que ce dernier finit par toussoter discrètement. Il avait compris que le sénateur prendrait le temps qu’il faudrait, le laisserait manger et boire, sans s’impatienter. Jamais il n’avait rencontré un homme aussi résistant. Jamais.

— Vous voulez reprendre ?

— Si ça doit nous faire terminer plus vite, oui, sinon, je mangerai encore un sandwich.

— Ne vous gênez pas. Il y a même du caviar dans ceux-là. Ils doivent être excellents. Un peu de vin avec ?

— Non, merci, fit Mervin décontenancé.

Il avala un petit canapé, puis but encore un verre d’eau. Le sénateur continuait d’écrire. Puis il consulta sa montre, et désigna le téléphone :

— Quatorze heures dix. Votre personnel est de retour. Demandez qu’on apporte ici les papiers dont vous pourriez avoir besoin.

— Est-ce légal ?

— Non, fit le sénateur souriant. C’est un désir de ma part, mais je n’ai aucun moyen de vous y forcer, ni celui de faire perquisitionner dans vos bureaux. Mais ce que je peux faire, c’est demander que le procureur général des U.S.A. vous inculpe pour non présentation de pièces et documents, ce qui vous vaudra un retour rapide vers Washington.

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