Soudain, il se rebiffa :
— Mais, est-ce lui que vous accusez ? Parce qu’il a eu l’idée de ces agences européennes ?
— Je ne l’accuse pas. Je crois que j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Lord Simons se figea.
— Allez-y, dit-il d’une voix ferme.
— Dans la cave d’Alberti à Rome, un cadavre est enterré. J’ai retrouvé ceci dans une autre partie de la cave.
La longue main robuste du lord prit le briquet et le regarda longuement.
— C’est bien le sien. Je le lui ai offert pour ses trente années de travail auprès de moi. Non, Thomas n’était pas coupable. Je vous assure qu’il ne pouvait l’être.
Son émotion faisait trembler sa voix et, durant quelques secondes, il essaya de la mater mais n’y parvint pas.
— Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Il gagnait ici beaucoup d’argent. Il participait aux bénéfices. Je vous assure qu’il n’aurait pas essayé d’en gagner davantage par un procédé aussi ignoble.
— Je ne le crois pas coupable, déclara Kovask. Vous dites qu’il était déprimé ces derniers temps ? N’était-ce pas à cause d’une découverte bouleversante qu’il aurait faite ? Il aurait, dans ce cas, essayé de descendre la filière et serait tombé sur cet Alberti.
Lord Simons donna un coup sec de son poing sur la vénérable table.
— Vous avez certainement raison. Hacksten en était bien capable. Il aimait faire des enquêtes et m’apporter un rapport détaillé et extraordinairement bien fait sur un plateau. Dans cette affaire il a voulu en faire autant. C’était un bagarreur. Un ancien des commandos. Un courage physique hors du commun et une volonté morale inébranlable.
Lord Simons, il faut que vous m’intégriez à l’équipe du bureau d’études sous n’importe quel prétexte. C’est dans ce groupe que se cache notre homme.
— Ou notre femme, répondit sir Simons. Il y en a deux. L’équipe se composait de cinq personnes.
Il regarda Kovask.
— Vous êtes certain que Thomas est mort ?
— Le corps n’a pas encore été identifié, mais je ne vois pas ce que son briquet serait venu faire dans la cave de cet Italien.
— Vous avez raison. Ils ne restent plus que quatre. Je vais demander à Francis Grant d’en prendre la direction et vous vous intégrerez à eux, sans qualification bien précise. Je vais vous présenter comme le fils d’un ami américain, à cause de votre accent, candidat possible à un poste dans la future agence de New York.
— Qui est Francis Grant ?
— Il est spécialiste de publicité. Une quarantaine d’années. Thomas l’aimait beaucoup. Nous avons ensuite William Turner, le psychotechnicien, et nos deux enquêteuses Moira Kent et Eileen Gynt.
— Le plus âgé est toujours Grant ?
Lord Simons se renversa dans son fauteuil, les yeux vers le plafond à corniches.
— Ce sera lui votre suspect ? À cause de l’âge ?
— Évidemment. Mais je ne veux pas anticiper. Je me méfie des déductions trop logiques.
— C’était quand même le meilleur conseiller de Thomas. L’installation des filiales est due à leur collaboration. Il y a une quinzaine d’années qu’il travaille ici. Depuis quarante-huit. Cette année-là, notre agence parisienne était ouverte.
La coïncidence était en effet troublante.
— Je vais vous donner quelques renseignements et des tuyaux. Vous pourriez commencer dès demain ?
— Pourriez-vous me présenter dès cet après-midi ? Ainsi, demain matin, je serai tout de suite dans le bain.
— D’accord, dit lord Simons en lui serrant vigoureusement la main. Venez vers trois heures, je les réunirai tous.
Kovask attendit cet instant avec une impatience presque fébrile. Il espérait atteindre enfin le but final. Il dîna sur le pouce, fit une longue promenade à pied avant de revenir à Oxford Street. Il se trouvait dans l’état d’esprit d’un authentique candidat à un poste élevé.
Lord Simons l’entraîna vers la cage de l’ascenseur.
— Leurs bureaux sont au deuxième étage. Le premier est purement administratif. Le troisième est réservé à tout ce qui concerne l’enseignement, de même que le quatrième et le cinquième. Certains professeurs ne travaillent uniquement que pour nous, et, parmi eux, nous avons de véritables savants. D’ailleurs, pour les encourager je leur ai fait installer des laboratoires dans la banlieue nord-est. Un jour, il faudra que vous veniez visiter nos installations là-bas.
Ils rencontrèrent Eileen Gynt en premier. De taille moyenne, rousse avec quelques taches de rousseur sur le nez, elle était aussi amusante que jolie. Pas tout à fait trente ans. Elle murmura quelques mots aimables.
— Voici Francis Grant, dit sir Simons. Kovask fut déçu par cet homme quelconque, rondouillard, chauve avec une petite moustache à la Chariot. Il écouta son patron avec une certaine obséquiosité.
— Vous guiderez ce garçon en l’absence de Thomas, disait ce dernier. Il nous sera ensuite d’un grand secours, s’il est capable à l’agence new-yorkaise.
— Si vous le désirez, lord Simons, je puis lui faire faire la connaissance du restant de l’équipe.
— Merci, mon garçon. Je vais rejoindre mon bureau. À propos, Kovask, venez me dire un petit au revoir avant de partir.
Le vieux lord était certainement impatient de connaître ses premières impressions.
— Venez, dit Grant. Nous allons voir Moira Kent dans son antre. Ne vous effrayez pas.
Ils pénétrèrent dans un petit bureau encombré jusqu’au plafond de cartons emplis de coupures de journaux. À genoux sur le plancher, une jeune femme se penchait vers d’autres coupures, alignées côte à côte. Kovask apprécia la croupe ronde et ferme, les longes jambes. La fille sauta sur ses pieds.
— Je ne vous attendais pas si tôt, excusez-moi. Brune, pas loin de quarante ans, très séduisante, Moira avait un sourire éblouissant.
— Comment allez-vous ? Vous me trouvez en plein boom. Je fais une étude sur les possibilités offertes par l’Amérique du Sud. Tout est là-dedans.
Elle désignait un carton imposant empli de coupures.
— Moira ne croit qu’à la presse, qu’elle soit spécialisée ou du cœur, fit Grant d’un ton aigre-doux.
Les yeux en amandes de la jeune femme se posèrent sur lui, comme s’il venait d’être transformé en reptile.
— Les résultats ne sont pas si mauvais, fit-elle doucement.
Grant ne répondit pas et se tourna vers Kovask.
— Allons trouver Turner, notre psychotechnicien.
L’homme en question se trouvait dans le dernier bureau où régnait un ordre monastique. Dégingandé et très blond, William avait une attitude très compassée.
— J’étudie le cas de la région de Cardiff, expliqua-t-il. C’est là où nous avons le moins d’élèves par rapport au nombre d’habitants, et j’en cherche les raisons générales, telles que climatiques, financières, économiques et, aussi, celles qui sont plus intimes, donc psychologiques. Les Gallois sont de drôles de gens.
Francis Grant ricana :
— Cela fait toujours plaisir à entendre. Eh bien mister Kovask, je vais vous laisser un instant pour que vous puissiez contempler les chefs-d’œuvre de notre Écossais maison.
Quand il fut parti, William Turner sourit doucement.
— Ne faites pas trop attention à ce qu’il dit. Il travaille beaucoup trop depuis quelque temps.
— Depuis que Thomas Hacksten est malade ? Le psychotechnicien lui jeta un regard inquisiteur.
— Oui, et même avant. Il est très ambitieux. Je vais vous donner un dossier sur une région normalement prospectée par les moyens habituels. Vous pourrez vous faire une idée précise du rendement.
— Pourrai-je l’emporter ? Je ne reste que le temps d’une prise de contact et commence réellement demain matin.
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