Dans le fond du pot il restait un peu de café que Maxime fit boire à Rosario. Il avait allongé l’Italien sur le sol pour lui permettre de se reposer.
— D’où souffrez-vous ?
— De partout.
Lui-même n’avait reçu que quelques coups mais il avait la nuque et la colonne vertébrale endolories. Ils s’étaient surtout acharnés sur l’Italien et il craignait que des organes essentiels ne soient gravement lésés.
— Je regrette ma sottise, lui dit-il.
Rosario gardait les yeux fermés. Sur sa joue droite les quatre traînées d’ongles restaient à vif, mais ne saignaient plus. Maintenant encore Maxime doutait que ce soit Mme Montel qui ait pu faire une telle chose. Il la revoyait dans son salon en robe d’hôtesse, minaudant et offrant des rafraîchissements. Il n’avait jamais soupçonné qu’il côtoyait dans sa vie des êtres capables d’une telle cruauté animale. En quelques jours Josette Montel s’était révélée haineuse et violente. Plus que quiconque, la propagande grossière mais continue et efficace l’avait révélée à elle-même. Brusquement, elle avait écarté le carcan de sa vie chargée de formalisme comme une captive de chaînes. Le résultat était effrayant.
— Qui est le sénateur Maroni ?
— Sénateur… Ami de famille…
— Marlow ?
— Agent secret du Trésor… Mort… Voiture dans les marais… Enquêtait sur le Club…
Un agent secret du Trésor américain, un de ces hommes qui fournissaient au président sa garde personnelle… Il comprenait mieux pourquoi Benito Rosario n’avait jamais trouvé comique la situation depuis qu’il avait fait sa connaissance à New York.
— Et vous aviez accepté de vous introduire dans ce milieu… C’était de la folie… Mais sans moi vous auriez pu réussir…
Le regard de Rosario fit le tour de la pièce et Maxime se souvint de l’existence de micros. Mais qu’importait désormais ce qu’ils diraient puisque les autres savaient à quoi s’en tenir.
— Vous êtes marié ? demanda-t-il timidement.
Rosario fit un signe affirmatif.
— Des enfants ?
— Deux garçons…
Maxime détourna les yeux, accablé de remords. Dans le fond, il n’avait pas fait moins que Clara Mussan. Lui aussi avait craqué, s’était affolé livrant Rosario à ces fous. Pourquoi n’avait-il pas cru jusqu’au bout les messages écrits que Rosario brûlait ensuite ? Pourquoi n’avait-il pas tenu compte de ses avertissements au sujet des micros ? N’y avait-il pas eu chez lui un besoin inconscient de dénoncer Rosario aux autres, de leur prouver qu’il était innocent, qu’il en savait long sur l’Italien ? Quelle hypocrisie mais aussi quel désastre personnel ! Comment avait-il pu en arriver là, à admettre ces notions de culpabilité, d’innocence, ce manichéisme que H.H., Pochet et Montel avaient réussi à leur faire admettre comme tout à fait naturel. Eux étaient les bons, les purs, les défenseurs des libertés ; les autres les salauds, les suspects, les coupables. Il n’avait pas accepté d’avouer, puisqu’il n’avait rien à avouer, mais son aveu refoulé s’était perverti en fausse indignation qui, en fait, n’était autre qu’une dénonciation lucide. Il avait toujours admis la présence des micros, il avait toujours su que Rosario était vraiment son ami et cherchait à l’aider.
— Je vous demande pardon, dit-il.
Il attendit avant de faire glisser son regard vers l’Italien. Ce dernier les yeux grands ouverts fixait le plafond.
— Vous avez entendu ?
— Oui… Mais ne vous torturez pas… Ils vous ont habilement influencé, jusqu’à cette crise totale… Vous avez perdu la notion du monde extérieur. Vous… vous êtes devenu… sans le vouloir… corps défendant… Mais par esprit grégaire… membre de cette société en réduction… Vous la rejetiez… parce que cruelle et inhumaine mais… pour vous rassurer… Besoin d’en faire partie… De vous y intégrer.
— De hurler avec les loups, oui, fit Maxime effondré.
— Ne dites pas ça…
Soudain il prit un air désolé :
— Je crois… pissé sur moi…
— Ne vous inquiétez pas, dit Maxime… Je vais vous changer de place… C’est le coup de genoux de H.H. au début… Voulez-vous que je vous enlève votre pantalon pour essayer de le faire sécher ?…
En même temps il essayait de le soulever pour lui éviter de rester dans humidité mais n’y parvint pas. Lorsqu’il ramena ses mains de sous le corps de Rosario il les fixa avec incrédulité. Elles étaient pleines de sang.
— Je sens… continue… peux pas me retenir…
Pour qu’il ne voie pas l’horreur dans son regard Maxime détourna la tête. Hémorragie interne. La rate peut-être, ou le foie… Rosario allait mourir s’il ne faisait pas quelque chose. Il se dressa, toujours assez faible sur ses jambes, se précipita vers la porte et se mit à frapper de toutes ses forces.
— Il faut que l’on vienne ! hurla-t-il. Rosario est très mal… Si vous m’entendez, vous de l’autre côté, prévenez quelqu’un… Il faudrait même un médecin.
Lorsqu’il comprit que personne ne viendrait, il retourna près de son compagnon, remarqua que son regard s’adoucissait, se faisait même assez flou.
— Navré… Humiliant pour moi… Ça continue… Des litres… Comment une vessie peut-elle contenir autant… liquide…
Les vêtements ne buvaient plus, saturés et le sang apparaissait sur le côté de son corps, ourlait ce dernier d’une ligne noire des genoux à la taille. Une ligne qui se gonflait de façon ignoble, qui crevait en plusieurs points gagnant ainsi quelques centimètres, lançant des sortes de racines molles et d’un rouge très sombre.
— Non, dit Rosario, non…
Lentement sa main glissa le long de son corps, baigna dans le liquide tiède. Maxime lui vit faire un effort colossal pour remonter cette main jusqu’à hauteur de son regard, pria pour qu’il n’y parvienne pas, qu’il ne sache pas.
— Sang… soupira Rosario… Me doutais… Hémorragie interne… La rate ?
— Je vais appeler… Il faut qu’ils viennent.
Une nouvelle fois, il se rua vers la porte et cogna avec les poings, puis les pieds. Lorsqu’il fut épuisé il saisit une chaise et en frappa le battant à la volée.
— Venez, mais venez donc… Il faut un docteur… Rosario a une hémorragie et si vous attendez encore un peu il n’aura plus une goutte de sang sur lui, plus une goutte…
Puis le siège lui échappa des mains et il recula en titubant, s’empêtra dans une chaise pliée, tomba. Il ne se dégagea que difficilement, marcha à quatre pattes vers son compagnon.
— Benito.
Cette douceur laiteuse dans ce regard fixe, un flou qui ne cessait de s’étendre. Il appuya son front sur le torse de l’Italien.
— Benito je t’en prie, ne meure pas.
Combien resta-t-il ainsi ? Il l’ignora toujours mais soudain il sut que Benito Rosario avait cessé de vivre et que ses genoux à lui baignaient dans son sang. Il essuya ses mains contre son pantalon pour fermer les yeux du mort.
Il alla s’asseoir sur une chaise et le contempla. Comment croire que cette bouche ouverte, exsangue, lui avait parlé quelques instants auparavant, que ces yeux l’avaient fixé ?
Un bruit lui fit tourner la tête vers la fenêtre. Il voyait une ombre passer et repasser. Pas plus grosse qu’un oiseau. Oui, certainement un oiseau qui s’agitait entre les barreaux et le verre martelé. Et puis, soudain l’oiseau frappa contre la vitre.
Ne croyant pas à l’inouï, il s’approcha. L’oiseau s’immobilisa et ouvrit ses ailes. Alors il découvrit que c’était une main dont l’ombre se projetait sur la vitre. Saisissant une chaise pliée il fracassa la vitre d’un seul coup, acheva de faire sauter les morceaux de verre et reconnut la main à cause du bandage du poignet.
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