Aujourd’hui, il est président, c’est différent.
Il consulte ses conseillers en communication, écoute ses ministres et réfléchit à sa position personnelle. Il tranche. Le Premier ministre parlera le premier, lui se réserve pour après, on va faire…
Et d’un coup, tout retombe.
Fini le plan ORSEC, finies la communication de crise et la riposte politique. Plus rien. On annule tout parce que Camille Verhœven a téléphoné, son message est arrivé jusqu’à l’Élysée à la vitesse de la lumière.
Il y a tout juste quatre minutes, Garnier a parlé, un Garnier épuisé, blême, presque sans voix, juste un filet, il fallait se pencher pour comprendre ce qu’il voulait dire. Il était déjà éprouvé, la rencontre avec sa mère l’a visiblement achevé.
— La deuxième bombe…
Camille s’est penché, il ne comprenait rien et ça lui faisait un sale effet, comme d’un tortionnaire qui ne parviendrait pas à comprendre ce que lui dit la personne qu’il a martyrisée. À cet instant, son mobile a vibré dans sa poche. Camille a dit « merde ! », s’est contorsionné pour rester en position tout en essayant d’extraire son téléphone de sa poche, c’était un sms d’Anne : « Passé la nuit toute seule… c’est bien triste. » Quel décalage !
— Hein, quoi ? demande Camille qui a entendu « je suis… ».
Garnier chuchote dans son oreille :
— … parce que je suis sympa.
Camille se recule, surpris.
— Toi, sympa ? C’est pas le mot qui me viendrait à l’esprit…
Garnier tangue sur sa chaise, prêt à tomber, Camille se penche de nouveau.
— Cherchez pas, murmure Garnier. L’école…
Voilà enfin du nouveau, Camille enfourne le mobile dans sa poche sans répondre. Le bluff est en passe de céder devant la violence de la circonstance, Camille ressent un soulagement profond, jusque dans ses doigts.
— C’est ça, Jean ? Il n’y a pas de bombe, c’est ça ?
Il lui parle en lui tenant la nuque dans la main.
— Dans une école, si… dit Jean. Mais pas à Paris.
Aussitôt, on annule tout, le plan ORSEC, les évacuations. On reconsidère la situation.
La bombe est dans une école en province.
Catastrophique.
— Il y a seize mille écoles maternelles en France, dit le ministre de l’Intérieur. Deux millions de gamins à évacuer. C’est totalement impossible.
On a beau retourner le problème dans tous les sens, à moins de vouloir provoquer une panique générale, impossible de dire à tous les directeurs d’école du pays : « Un dingue a posé une bombe dans une école, peut-être dans la vôtre, et on est incapables de l’arrêter, alors vous allez tous quitter les écoles et vous éloigner aussi rapidement que vous le pourrez. »
Le ministre de l’Intérieur, lui aussi, est un homme pragmatique.
— Les parents, les grands-parents, les proches, ça nous ferait environ trois millions d’adultes à gérer.
D’autant qu’au-delà des parents d’élèves, l’affolement va se généraliser à toutes les populations parce qu’il faudra expliquer à la presse qu’on en est seulement au début, qu’on attend l’explosion de cinq autres bombes après celle-ci et qu’on est incapable de les localiser…
Pas davantage possible de lancer une campagne d’inspection de toutes les écoles, il faudrait quadriller la France entière, ça prendrait des mois.
D’autant que personne ne peut savoir si Garnier dit vrai ou s’il bluffe.
Une seule chose à faire, attendre 9 heures.
Ça rend fou.
Les flics, les politiques, les techniciens, tout le monde s’assoit, chacun médite sur la capacité des démocraties modernes à résister aux agressions.
Basin l’a dit à Camille.
— On pense que le terrorisme, c’est très sophistiqué, mais en fait, pas vraiment.
8 h 15
Lucas, Théo, Khalidja, Chloé, Océane et les autres se tiennent par la main et se rendent dans le fond de la cour. Il a fallu des semaines, non, des mois, pour obtenir le bon de commande de la mairie, mais M me Garrivier est têtue. Elle rêvait d’un petit potager, elle a dû plaider, expliquer, argumenter, bon Dieu, pour une tonne de terre et quelques cailloux ! Mais enfin, elle y est arrivée. Il y a quelques mois, on lui a aménagé son potager. Les enfants ont fait pousser des tomates, des haricots, des fleurs, ils raffolent de cette activité. M meGarrivier aussi ; son père était agriculteur.
Les enfants ont quatre ans. En moyenne. Parce que Maxime, par exemple, a trois ans tandis que Sarah, elle, en a presque cinq.
L’école comprend six classes.
Cent trente-quatre élèves au total. Mais c’est celle de M meGarrivier (vingt-deux élèves) qui est la plus concernée parce qu’elle est la plus proche de l’endroit où Jean a posé sa bombe. Ça ne veut pas dire que les autres ne seront pas touchés, bien sûr, mais les dégâts se feront d’abord ici.
On peut d’ailleurs le dire tout de suite, la classe va littéralement s’évaporer. Ce sera l’affaire d’une seconde ou deux. Le toit va être transpercé, comme si on avait tiré un boulet de canon à travers sans rencontrer de résistance parce que les murs porteurs auront été repoussés par la force du souffle ; comme un gros oiseau noir, un pan entier de la toiture va s’envoler, flotter un court instant au-dessus de la cour puis s’écraser sur le jardin potager.
L’incendie va se déclarer et tout l’établissement partir en fumée en moins d’une heure.
Jean a choisi de programmer sa bombe à 9 heures. Considéré de son point de vue, c’est un choix très judicieux, à cette heure-là, tous les enfants sont dans les classes, sauf ceux de M meGarrivier, qui sont au potager.
8 h 30
Camille regarde Jean. Il hésite entre la rancune, l’emportement, la brutalité, mais c’est vain.
Le jeune homme est épuisé, on ne lui a pas laissé une seule minute de répit, et il ne dira rien, il résistera, Camille le sait, il a déjà résisté aux experts, il a fait l’essentiel. Même le psychologue de service en est réduit aux banalités d’usage. Camille a feuilleté rapidement le profil de Jean Garnier établi par l’expert qui l’a rencontré une heure et à qui Jean n’a pas accordé une seule syllabe, il en a été réduit à la lecture du dossier et aux maigres résultats des interrogatoires : personnalité anxieuse, introvertie, dotée d’un solide contrôle émotionnel… Nous voilà bien avancés, s’est dit Camille.
Face à sa mère, Jean était tendu comme un arc.
Face à Verhœven, il est relâché. Même son regard est plus calme… C’est assez dingue. On le place dans une atmosphère extrêmement éprouvante, n’importe qui aurait déjà rendu les armes, mais si on évalue son état en fonction des circonstances dans lesquelles il est plongé, celui-ci n’est pas si mauvais.
— Une chose m’étonne, dit Camille. Dans ton dossier, j’ai vu que tu avais fait du baby-sitting dans ta cité, autrefois. Des gens ont témoigné. Une vraie petite nurse… Très contents, les parents. Tous.
Jean lève un sourcil circonspect.
— Bah oui, reprend Camille. Tu n’as pas le profil d’un type qui pose des bombes dans les écoles maternelles.
Une ombre passe sur le visage de Jean.
— Tu es un assassin d’enfants, Jean ?
Jean avale sa salive.
— Vous verrez bien…
8 h 53
C’est une veillée d’armes de moins d’une heure. On ne reste d’ailleurs pas les bras ballants, les services s’activent furieusement, à la manière de ces équipes perdantes qui ne capitulent pas et s’acharnent jusqu’au coup de sifflet final. On continue de remonter dans la vie de Jean Garnier, mais surtout de chercher cette école où il aurait pu placer son obus. L’obstacle principal tient à ce que les municipalités ne préviennent pas le ban et l’arrière-ban chaque fois qu’elles entament des travaux dans des établissements qui relèvent de leur compétence. On ne dispose d’aucun fichier centralisé en cette matière, alors on fait avec les moyens du bord, on téléphone dans les grandes villes ; dans les autres, on tâche d’envoyer des mails, des fax qui doivent arriver dans l’indifférence totale, parce qu’il n’est pas possible de leur dire : répondez vite, il y a peut-être une bombe dans l’école maternelle d’à côté… Pour créer la panique et le scandale, rien de plus sûr. Or, pour les destinataires, répondre au ministère qu’on a fait des travaux il y a un mois, ou trois mois, on ne voit pas l’urgence que ça représente, alors on remet ça à la semaine prochaine.
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