— Parce qu’il y a urgence, dit le juge. Garnier assure que la prochaine bombe est programmée pour 15 heures, il nous reste moins de douze heures.
Dès qu’il raccroche, Camille réveille Louis, l’indispensable Louis qui, lui aussi, doit se rhabiller, venir, tout de suite.
— Mais, dit Louis, une bombe dans douze heures, ça n’a rien de nouveau ! Garnier nous avait prévenus : une par jour, non ?
— Oui, dit Camille. Je ne sais pas comment s’y sont pris nos aimables collègues de l’AT, et je préfère ne pas le savoir, mais Garnier a commencé à faire des aveux, après quoi il s’est fermé comme une huître, il ne veut parler qu’à moi, il dit que ce n’est pas négociable.
— Il a dit où se trouvait sa prochaine bombe ?
— Oui, c’est pour ça qu’on nous rappelle. Garnier dit qu’il l’a posée dans une école.
4 h 55
Assis, les bras croisés, le menton à l’horizontale… Pelletier, le commandant de l’Antiterrorisme, prend son dessaisissement comme un désaveu. À l’entrée de Camille, quand il se lève, on dirait qu’il monte sur la pointe des pieds pour le toiser d’encore plus haut. Il y a cinquante ans que Verhœven connaît ces stratagèmes, ça l’agace toujours, mais il en faut davantage pour l’impressionner, et il est trop fatigué pour se battre. Sans compter que la guerre des polices, à ses yeux, fait un peu cliché. Il fixe tout de même Pelletier dans les yeux. Par en dessous, forcément. L’Antiterrorisme, ce n’est pas un service, c’est une mission ; plus que des flics, nous sommes des experts ; là où l’AT n’a pas de résultat, personne n’en aura. Voilà quelques-uns des messages que hurle le regard de Pelletier.
Camille compatit sincèrement. Le nombre de fois où il a lui-même été dessaisi ou menacé de l’être…
Pas le temps de s’éterniser, il y a l’autre. C’est un homme important, on va lui mettre une majuscule, l’Autre. Si Pelletier montre de l’animosité, l’Autre, lui, exhale l’assurance de soi et le feutré des cabinets ministériels ; à 5 heures du matin, il est frais comme un gardon, d’une jeunesse décourageante, un poste de pouvoir à trente ans, tout ce que ça suppose de famille, de talent, de volonté, de travail, d’ambition et de chance, le genre de cocktail qui vous prend à la gorge, qui vous prive de réfléchir. Sa coiffure, son costume, ses chaussures, son maintien, sa montre, même sa manière de se racler la gorge, tout fait image, des pieds à la tête. Camille ferme les yeux et serre sa main sèche. Le commandant Pelletier, au moins, dans sa colère, dans sa frustration, ressemble à tout le monde…
Camille en est là de ses notations lorsque Louis entre à son tour dans le bureau.
Brusque changement de décor, on dirait que tout bascule d’un coup, la bombe de Jean Garnier a dû provoquer un effet du même genre. Pelletier n’a pas bougé d’un cil, mais l’Autre, en une fraction de seconde, blêmit, se tasse, se tasse ; s’il continue, il fera la même taille que Camille. Il balbutie trois mots en s’approchant de Louis, les deux hommes se donnent une brève accolade. Louis sourit calmement et le désigne à Camille.
— Nous avons préparé l’ENA ensemble, explique-t-il.
Camille apprendra tout à l’heure que Louis était major de sa promotion, tandis que l’Autre se traînait en queue de peloton ; on a beau réussir, ces complexes-là sont indélébiles. Louis penche légèrement la tête vers lui. C’est à toi, on t’écoute.
Bon, l’Antiterrorisme a fait de son mieux, bla-bla-bla (même pas un coup d’œil vers Pelletier, mort aux perdants), mais il faut être « réaliste », le ministre lui-même, bla-bla-bla, la stratégie, période délicate pour le gouvernement, bla-bla-bla… Camille en a vite marre, il n’attend même pas la fin.
— D’accord, murmure-t-il.
Puis, sans prévenir, il tourne les talons, quitte la pièce, emprunte un couloir, ouvre une porte… D’abord surpris, tout le monde se précipite à sa suite, mais on bute sur lui, et on reste figés sur le seuil de la salle parce que Jean Garnier n’est pas beau à voir.
Pas de doute, il a eu affaire aux spécialistes des interrogatoires.
Camille cherche un mot : éprouvé ? lessivé ? exténué ? abruti ? Tout ça à la fois, mais aussi esquinté ; les hématomes virent au violet, on ne voit que son visage, tuméfié, on pressent ce qu’il y a sous ses vêtements…
Camille observe Jean et, vraiment, quelque chose ne va pas.
Quoi ?
Impossible de mettre le doigt dessus.
C’est peut-être son léger sourire. On comprend : il a gagné, il voulait Verhœven, il a Verhœven, il a mis en échec les experts, mais ce sourire, quand même… Dans l’état où il est…
Camille claque la porte derrière lui, s’avance, pose ses deux mains à plat sur la table.
— On ne va pas tourner autour du pot, mon petit Jean, dit-il. Tu as une révélation à faire, c’est ce que tu as assuré pour que je revienne, je suis là, je t’écoute. Tu as sept secondes, une seconde par obus, après quoi, je quitte la pièce, je te repasse à mes collègues et je rentre me coucher. Un, deux, trois…
Il compte vite.
— Quatre, cinq…
Il se relève.
— Six…
Il recule d’un pas, prêt à sortir.
— La bombe, dans l’école… dit Jean.
Sa voix ne manifeste rien de l’épuisement qui se lit sur toute sa personne.
— C’est pour ce matin. Neuf heures.
Le cerveau de Camille balaye la somme affolante de ce qu’il va falloir faire en moins de quatre heures.
— Bon, ça, tu nous l’as déjà dit, c’est pas un scoop. Moi, je veux de la nouveauté, de l’original, sinon je te restitue au commando de la mort, et…
Jean le coupe.
— J’ai posé la bombe dans une école maternelle.
Camille se retient à son bureau, tout danse autour de lui.
— Où ça, espèce d’enfoiré ? Quelle école ?
Jean montre ses paumes. Je ne dirai rien de plus.
Camille, affolé, cherche l’âge des gamins en maternelle, deux ans, trois, quatre ? Lui n’a pas eu d’enfant. Une école maternelle… C’est dingue. À Paris, il y en a plus de trois cents ! Quand il tente d’imaginer les victimes, Camille en a des nausées. Comment peut-on faire une chose pareille ? Jean regarde fixement le plancher. Visiblement, rien ne compte que lui, sa mère, sa demande, le monde entier peut crever, la mort de cent mômes ne lui semble pas disproportionnée face à un billet pour l’Australie… Camille a envie de le tuer. Il pourrait aussi essayer de le convaincre, mais c’est sans espoir. Buté, fermé. Au cours des interrogatoires précédents, il a tenté de l’impressionner, de jouer sur la peur, la pitié, la compassion, sur la complicité, on l’a confié aux durs des durs, rien n’a servi à rien.
— Vous savez ce que je demande, reprend Jean. C’est à vous de voir. J’ai l’impression que vous n’êtes pas encore prêt, je sais pas ce qu’il vous faut…
Il dodeline de la tête, semble désolé.
— En attendant, reprend-il, si vous avez besoin de moi, il faut me laisser dormir un peu.
Les menottes sont trop courtes pour qu’il pose la tête sur ses avant-bras, alors il se penche, colle sa joue droite à même la table, ferme les yeux.
Instantanément, sa respiration ralentit.
Il dort.
5 h 25
On a tiré du lit des fonctionnaires, des techniciens, des ingénieurs, on leur a envoyé des véhicules, des motards pour ouvrir la route, on a rouvert des bureaux, activé des systèmes informatiques, on a mobilisé toutes les données disponibles. Si vite que l’on fasse, tout prend du temps, un temps fou.
Au cours des six derniers mois, quasiment toutes les écoles maternelles de la capitale ont connu des travaux, les services techniques expliquent qu’ils doivent profiter des vacances scolaires pour intervenir. Il faut aussi compter avec toutes les interventions jouxtant les écoles, dans les rues limitrophes, les parkings, etc. Le plus difficile est de juger de leur importance ; les travaux doivent avoir duré plusieurs jours et avoir provoqué une ouverture suffisante pour que Garnier puisse venir y enfouir une bombe de la taille d’un obus. Dans celle-ci, on a refait l’électricité, dans cette autre, on a remplacé les sanitaires, on affiche les plans, on interroge les techniciens qui se consultent fiévreusement : possible de placer une bombe ou pas possible ? La pression est infernale. Il y en a même un qui a fait une crise de nerfs.
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