Jean a un visage qui marque vite. Son hématome commence déjà à virer au violet. Camille replonge dans son dossier, puis relève la tête, admiratif.
— Et tu vis toujours chez ta mère. À vingt-sept ans !
Jean reste fermé à la remarque.
— Né de père inconnu… Allez, parle-moi un peu de ça, Jean.
— Père inconnu, ça veut dire que je ne le connais pas, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
— Oui, mais ça, c’est pour l’état civil, Jean. Ce qui m’intéresse, moi, c’est ce que Rosie t’a raconté.
— Il n’a pas voulu me reconnaître, c’est son droit !
Garnier a monté la voix sans s’en rendre compte, il a dû se répéter cette phrase des centaines de fois en vingt-sept ans d’existence, le genre de slogan qui contourne la vérité, qui permet de ne pas trop penser, qui aide à surmonter la difficulté.
— C’est son droit, dit Camille, tu as raison.
Si on ne connaît pas Verhœven, on jurerait qu’il pense ce qu’il dit. Silence.
— Il n’a pas pu épouser ma mère, reprend Jean d’une voix plus calme. Il voulait mais il ne pouvait pas, alors il est parti à l’étranger. Voilà.
— M meGarnier et son fils ? Ils se disputaient beaucoup…
C’est la voisine du dessus, elle vit seule avec des chats. Une femme suspicieuse. Contrairement aux autres qui ne demandaient qu’à voir leur photo dans le journal, elle n’a ouvert la porte qu’après avoir téléphoné au commissariat, pour vérifier. Et elle reçoit l’enquêteuse sur le palier.
— Vous savez pourquoi ils se disputaient ?
— Pour rien, pour tout ! Tous les jours ! Enfin, presque… Moi, je suis descendue dix fois frapper à la porte, ils n’ouvraient jamais. Le lendemain, elle partait au travail comme si de rien n’était. Lui, c’est simple, il ne dit jamais bonjour. Et que je te casse de la vaisselle, et que je te claque les portes. Et que je t’envoie des noms d’oiseaux jusqu’à pas d’heure !
Elle hoche la tête, comme si, en s’écoutant, elle s’épatait elle-même. Après quoi, elle se ferme.
— Au moins, depuis qu’elle est en prison, l’immeuble est redevenu calme.
— Avec ta mère, reprend Camille, vous ne pouvez pas vous supporter, et tu poses sept bombes pour la faire libérer, c’est déjà étrange. Mais depuis que tu es là, tu n’as même pas demandé à la voir… On n’y comprend rien, Jean, à ton histoire, je t’assure.
— Pas besoin de comprendre, dit-il sans lever les yeux. Vous nous laissez partir, je vous dis où sont les obus, c’est tout.
Camille surprend son regard vers l’horloge murale.
— La prochaine bombe, c’est demain à quelle heure, mon petit Jean ?
Jean se fend d’un mince sourire.
— Vous avez tort de me prendre pour un con. Vous allez changer d’avis, vous allez voir.
On ne lui propose pas à manger, il ne demande rien, on a posé devant lui une bouteille d’eau et un gobelet, il n’y a pas touché. Il regarde par terre, il a déjà le teint cendré des suspects qui mordent sur leurs réserves, mais il tient le coup.
Camille s’absorbe dans le dossier d’instruction de sa mère, Rosie Garnier.
Il y a deux ans, Jean tombe amoureux d’une fille, Carole Wendlinger, vingt-trois ans. Elle vient d’Alsace, rêve d’y retourner. Lui rêve de Carole, ils décident de partir ensemble.
— Moi, je te comprends, lâche Camille.
Sur la photo, Carole est jolie, incroyablement blonde, souriante, les yeux bleus.
Marie-Christine Hamrouche, quarante ans, collègue de Rosie et sa meilleure copine. Elle a déjà déposé lors de l’arrestation de Rosie, elle devra sans doute le refaire le jour du procès, mais elle aime bien raconter cette histoire, elle ne s’en lasse pas.
— Vous comprenez, Rosie se plaignait tellement de son fils… Pas un jour sans qu’elle revienne avec une nouvelle histoire, une nouvelle dispute avec lui, ça ne s’arrêtait jamais. Il ne voulait pas faire les courses, mais si elle ne rapportait pas exactement ce qu’il voulait, il se mettait en pétard ! Ils s’engueulaient sur tout, sur le programme de télé, sur le linge sale, le ménage, les sorties, l’argent, l’arrosage des plantes, le bricolage dans l’appartement, les cendriers pleins… Tous les jours, c’était une nouvelle affaire ! Je lui disais, à ce tarif-là, autant prendre un mari, au moins il rapporte sa paie !
L’agent qui l’interroge approuve calmement, il pense vaguement à sa propre femme.
— Tandis que le Jean, lui, pour le faire travailler, il fallait se lever de bonne heure ! Alors, quand il a rencontré la petite, on a tous pensé : pourvu qu’ils fassent affaire tous les deux. Je vous jure, quand il a parlé de partir avec elle, Rosie était resplendissante ! Comme si c’était elle qu’on avait demandée en mariage. Un soulagement… Pour nous aussi d’ailleurs, je veux dire, nous, les collègues, parce que Rosie et son fils étaient tellement remontés, tôt ou tard, ça allait mal finir…
Là, elle s’arrête. À cet instant de son récit, les mots lui manquent toujours, elle regarde l’agent, les yeux ronds.
— Alors, quand on a appris, vous pensez si on a été surpris !
— Je résume, Jean, dit Camille, tu m’arrêtes si je me trompe. Ta mère et toi vous êtes chien et chat, mais elle a beau se plaindre à tout bout de champ, l’idée de te perdre, de se retrouver seule, ça la tourmente pas mal. Personne ne sait comment ça s’est réellement passé, mais je suppose qu’elle résiste, qu’elle pleure, qu’elle tambourine ; elle menace peut-être même, mais comme elle n’arrive à rien, et que tu en tiens dur comme fer pour ta Carole, elle fait mine de renoncer, elle ronge son frein et un soir que ta copine rentre du supermarché après sa nocturne, ta mère la fauche en bagnole. Tuée sur le coup. Elle rêvait de l’Alsace de son enfance, ta Carole, maintenant elle dort au cimetière de Pantin. Ta mère planque la voiture. Là-dessus, un mois plus tard, concours de circonstances : en pleine journée, incendie dans le sous-sol, les pompiers forcent quelques box en l’absence des propriétaires, on découvre la voiture. Fin de l’histoire. J’ai tout bon, Jean ?
Difficile de savoir si Jean écoute ou non, il a plutôt l’air d’un type qui attend un train.
— À l’arrestation de ta mère, on t’inquiète bien un peu… Dame… La voiture qui a servi au meurtre retrouvée dans le box familial, ça pourrait faire de toi un parfait complice, mais le juge ne t’en tient pas rigueur ; tu n’utilises jamais la voiture, on ne trouvera même pas tes empreintes à l’intérieur et, comme tu t’apprêtais à filer avec Carole, on n’imagine pas que tu sois le complice de son assassinat…
Jean ne bouge pas d’un cil.
— Sauf qu’aujourd’hui, la donne change. Parce que tu tentes de faire libérer ta mère. Remarque, ça montre que tu n’es pas rancunier, c’est un bon point pour toi. Mais rétrospectivement, la mort de Carole s’envisage sous un autre jour. Elle va même commencer à te peser sur les épaules parce que la thèse de la complicité va drôlement séduire le juge.
Jean regarde le mur et soupire, excédé d’avoir ainsi à se répéter sans cesse :
— Si je fais encore exploser six bombes en pleine ville, je serai pas à ça près.
— Mais ta mère a tué ta copine, Jean ! Pourquoi veux-tu la défendre ?
— Parce que c’est injuste ! hurle Jean. Elle a fait ça sur un coup de tête !
Puis il se tait, comme s’il regrettait de s’être emporté, d’avoir livré quelque chose d’intime.
— Je veux dire… c’est pas sa faute.
La pression est retombée, mais Camille, pendant une pincée de secondes, a surpris quelque chose de fondamental, qui explique peut-être tout le comportement de Jean Garnier : sa colère. Une colère qui, comme celle de sa mère le jour où elle est allée tuer Carole, s’est transformée en fureur. Sauf que chez lui cette colère s’est ensuite comme refroidie. Et qu’elle a donné naissance à un projet terrible, une planification de la terreur. Garnier a perdu pied avec les proportions de la réalité.
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