PIERRE LEMAITRE
Sacrifices
À Cathy Bourdeau, pour son soutien.
« Nous ne connaissons que le centième de ce qui nous arrive.
Nous ne savons pas quelle petite part du ciel paie tout cet enfer. »
William Gaddis,
Les Reconnaissances
10 h 00
Un événement est considéré comme décisif lorsqu’il désaxe totalement votre vie. C’est ce que Camille Verhœven a lu, quelques mois plus tôt, dans un article sur « L’accélération de l’histoire ». Cet événement décisif, saisissant, inattendu, capable d’électriser votre système nerveux, vous le distinguez immédiatement de tous les autres accidents de l’existence parce qu’il est porteur d’une énergie, d’une densité spécifiques : dès qu’il survient, vous savez que ses conséquences vont avoir pour vous des proportions gigantesques, que ce qui vous arrive là est irréversible.
Par exemple, trois décharges de fusil à pompe sur la femme que vous aimez.
C’est ce qui va arriver à Camille.
Et peu importe que ce jour-là vous vous rendiez, comme lui, à l’enterrement de votre meilleur ami et que vous ayez le sentiment d’avoir déjà votre dose pour la journée. Le destin n’est pas du genre à se contenter d’une pareille banalité, il est parfaitement capable, malgré cela, de se manifester sous la forme d’un tueur équipé d’un Mossberg 500 calibre 12 à canon scié.
Reste à savoir maintenant comment vous allez réagir. C’est tout le problème.
Parce que votre pensée est à ce point sidérée que vous réagissez le plus souvent de manière purement réflexe. Par exemple lorsque avant les trois décharges, la femme que vous aimez est littéralement passée à tabac et qu’ensuite vous voyez clairement le tueur épauler son fusil après l’avoir armé d’un coup sec.
C’est sans doute dans ces moments-là que se révèlent les hommes exceptionnels, ceux qui savent prendre les bonnes décisions dans les mauvaises circonstances.
Mais si vous êtes quelqu’un d’ordinaire, vous vous défendez comme vous pouvez. Et bien souvent, face à un tel séisme, vous êtes condamné à l’approximation ou à l’erreur, quand vous n’êtes pas carrément réduit à l’impuissance.
Lorsque vous êtes suffisamment âgé ou que ce genre de choses est déjà venu foudroyer votre vie, vous imaginez que vous êtes immunisé. C’est le cas de Camille. Sa première femme a été assassinée, un cataclysme, il a mis des années à s’en remettre. Quand vous avez traversé une pareille épreuve, vous pensez qu’il ne peut plus rien vous arriver.
C’est le piège.
Parce que vous avez baissé la garde.
Pour le destin, qui a un œil très sûr, c’est le meilleur moment pour venir vous cueillir.
Et vous rappeler l’infaillible ponctualité du hasard.
Anne Forestier entre dans la galerie Monier peu après l’heure d’ouverture. L’allée principale est quasiment vide, il flotte encore une odeur un peu entêtante de produit détergent, les boutiques ouvrent lentement, on sort les étals de livres, de bijoux, les présentoirs.
Cette galerie, construite au XIX esiècle en bas des Champs-Élysées, est composée de commerces de luxe, papeteries, maroquineries, antiquités. Elle est recouverte de verrières et, en levant les yeux, le flâneur avisé peut découvrir un tas de détails Art déco, des faïences, des corniches, des petits vitraux. Anne pourrait les admirer elle aussi si elle en avait envie mais, elle le concède volontiers, elle n’est pas du matin. Et à cette heure-ci, les hauteurs, les détails et les plafonds sont le cadet de ses soucis.
Avant tout, elle a besoin d’un café. Très noir.
Parce qu’aujourd’hui, comme un fait exprès, Camille a traîné au lit. Lui, au contraire d’elle, serait plutôt du matin. Mais Anne n’avait pas trop le cœur à ça. Donc, le temps de repousser gentiment les avances de Camille — il a des mains très chaudes, ce n’est pas toujours facile de résister —, elle a filé sous la douche en oubliant le café qu’elle avait fait couler, elle est revenue à la cuisine en se séchant les cheveux, s’est retrouvée avec un café déjà froid, a rattrapé une de ses lentilles de contact à quelques millimètres de la bonde du lavabo…
Après quoi, c’était l’heure, il fallait partir. Le ventre vide.
Dès son arrivée passage Monier, vers dix heures et quelques minutes, elle s’assoit donc à la terrasse de la petite brasserie qui se trouve à l’entrée et dont elle est la première cliente. Le percolateur est encore en chauffe, elle doit patienter pour se faire servir et si elle consulte plusieurs fois sa montre, ce n’est pas qu’elle soit pressée. C’est à cause du garçon. Pour tenter de le décourager. Comme il n’a pas grand-chose à faire en attendant que la machine chauffe, il en profite pour essayer de lier conversation. Il essuie les tables autour d’elle en la regardant par-dessous son bras et, l’air de rien, se rapproche par cercles concentriques. C’est un grand type, maigre, hâbleur, un blond aux cheveux gras, du genre qu’on trouve souvent dans les zones touristiques. Quand il a achevé son dernier tour, il se campe près d’elle, une main dans les reins, pousse un soupir admiratif en regardant vers l’extérieur et livre sa pensée météorologique du jour, navrante de médiocrité.
Ce serveur est un imbécile mais il ne manque pas de goût parce qu’à quarante ans, Anne est toujours ravissante. Brune avec délicatesse, un beau regard vert clair, un sourire assez étourdissant… C’est franchement une femme lumineuse. Avec des fossettes. Et des gestes lents, souples, vous avez immanquablement envie de la toucher parce que chez elle, tout semble rond et ferme, ses seins, ses fesses, son petit ventre, ses cuisses et, en fait, tout ça est réellement rond et ferme, le genre de truc qui rend dingue.
Chaque fois qu’il y pense, Camille se demande ce qu’elle fait avec lui. Lui a cinquante ans, il est à peu près chauve, mais surtout, surtout, il mesure un mètre quarante-cinq. Pour fixer les idées, c’est à peu près la taille d’un garçon de treize ans. Autant le préciser tout de suite pour éviter les spéculations : Anne n’est pas grande mais elle mesure quand même vingt-deux centimètres de plus que lui. Ça fait à peu près une tête.
Anne répond aux avances du serveur par un sourire charmant, très expressif : allez vous faire foutre (le garçon fait signe qu’il a compris, on l’y reprendra à se montrer aimable), et sitôt son café avalé, elle emprunte le passage Monier en direction de la rue Georges-Flandrin. Elle arrive quasiment à l’autre extrémité lorsqu’elle plonge la main dans son sac, sans doute pour y prendre son portefeuille, et ressent une impression d’humidité. Ses doigts sont pleins d’encre. Un stylo qui fuit.
Pour Camille, c’est avec ce stylo que l’histoire commence à proprement parler. Ou avec le fait qu’Anne choisisse d’aller dans cette galerie-là et pas dans une autre, précisément ce matin-là et pas un autre, etc. La somme de coïncidences nécessaires pour qu’une catastrophe survienne est proprement déroutante. Mais c’est aussi à une telle somme de coïncidences que Camille doit d’avoir un jour rencontré Anne, on ne peut pas toujours se plaindre de tout.
Donc ce stylo, à cartouche d’encre, ordinaire et qui fuit. Bleu foncé et très petit. Camille le revoit bien. Anne est gauchère, quand elle écrit la position de sa main est tout à fait particulière, on ne sait pas comment elle y arrive mais en plus, elle fait de très grandes lettres, on dirait qu’elle aligne rageusement une série de signatures, et curieusement, elle choisit toujours des stylos minuscules, ce qui rend la scène encore plus étonnante.
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