— Raison de plus, dit Camille doucement. Si ça n’est pas sa faute…
Garnier fronce les sourcils. Camille explique, calmement :
— Si tu penses que ta mère peut bénéficier de circonstances atténuantes, pourquoi tu ne la laisses pas aller jusqu’au procès ? Jusqu’au tribunal ? Tu témoignes en sa faveur, les psychiatres expliquent qu’elle a été prise d’un coup de folie, qu’elle n’est pas vraiment responsable, et…
— Et ils la mettent dans un asile, merci bien.
Camille rapproche sa chaise.
— Écoute-moi, Jean. Ta première bombe n’a fait que des victimes légères, mais tu ne vas pas toujours avoir autant de chance. (Il a envie d’ajouter : « Nous non plus », mais il se retient). Pour l’instant, les autorités s’organisent. Comme tu as souhaité me parler à moi, ils laissent faire, mais si je n’obtiens pas des résultats rapidement, je veux dire, tout de suite, ils vont passer à la vitesse supérieure… Et je peux t’assurer que les gens à qui ils vont te confier, ce ne sont pas des humoristes.
Il s’approche encore, Jean penche la tête vers lui, comme pour écouter une confidence.
— Je t’assure, Jean, ces gars-là sont vraiment très méchants…
Il se recule. Garnier est pâle. Sa lèvre inférieure tremble légèrement.
— Tu ne devrais pas insister, Jean. Personne ne te donnera jamais ce que tu demandes.
Garnier avale sa salive.
— Ça m’étonnerait, dit-il simplement. Vous verrez…
22 h 05
Le juge a été diligent. Rosie Garnier, quarante-six ans, factrice, incarcérée à Fleury-Mérogis, a été extraite en quatrième vitesse.
On l’a installée dans un bureau vide, sur une chaise. Rien d’autre dans la pièce, si on veut s’asseoir face à elle, il faut apporter sa propre chaise. C’est ce qu’a fait Camille. Ce sont des chaises en fer, lourdes comme un âne mort, il a tiré la sienne derrière lui plus qu’il ne l’a portée, les crissements des pieds sur le sol en béton ont fait plisser le front de Rosie Garnier. Après quoi, il a grimpé dessus, comme un personnage de David Lynch.
Camille ouvre son dossier sur ses genoux. Il regarde la photo de Rosie, remontant à l’an dernier, juste avant son incarcération. Aujourd’hui, elle fait vingt kilos de moins, mais facilement dix ans de plus, un visage émacié, épuisé, des cernes bleus, elle ne doit pas beaucoup dormir, mal manger, la prison pour femmes, il n’y a que les hommes que ça fasse fantasmer. Ses cheveux, mal coupés, sont blanc et gris, on dirait qu’elle porte une perruque poussiéreuse.
Rosie.
Le dossier d’instruction rapporte l’anecdote. Son père l’a prénommée ainsi en 1964, l’année où Gilbert Bécaud, son idole, chantait Rosy and John . Rosie, attendrie, poursuit la tradition et prénomme son fils John.
— Il n’a jamais aimé… a-t-elle dit au juge. C’est une belle chanson, pourtant…
Camille ne prend pas de gants.
— Votre fils prétend avoir posé sept bombes, dit-il. La première a détruit la moitié d’une rue dans le 18 earrondissement, il en reste encore six. Il nous promet un carnage.
Camille n’est pas certain qu’elle comprenne ce qu’on lui dit. Il choisit la méthode expéditive qui consiste à fermer toutes les portes.
— Il nous dira où il a posé ses bombes si nous acceptons de vous libérer, lui et vous. Et c’est impossible, de vous libérer. Impossible.
Rosie intègre ces informations avec difficulté : des bombes, son fils, les libérer, impossible. Camille enfonce le clou :
— Jean n’obtiendra qu’une chose : la prison à perpétuité.
Il se recule sur sa chaise, comme s’il en avait terminé, que le reste n’était pas son affaire.
Rosie hoche la tête. Elle parle pour elle-même.
— Il n’est pas méchant, Jean…
Elle n’arrive pas à imaginer son fils faire une chose pareille. Camille ne bouge toujours pas. Il faut près d’une minute pour qu’elle saisisse, qu’elle pâlisse enfin, et entrouvre les lèvres sur un « Oh » douloureux, presque inaudible. Le moment pour Camille de reprendre la main.
— Si vous nous aidez, le tribunal en tiendra compte à la fois pour lui et pour vous. Mais je pense surtout à lui. Renverser une jeune fille en vélomoteur, même intentionnellement, et poser une série de bombes dans Paris, c’est une autre paire de manches. Vous pourrez peut-être sortir de prison dans quelques années, mais si une autre de ses bombes explose, Jean, lui, n’a aucune chance d’en sortir. Jamais. Il a vingt-sept ans et cinquante années de prison devant lui.
Rosie l’écoute attentivement, elle comprend.
Camille a lu son bilan psychologique. Pas glorieux. Niveau d’éducation très bas, capacités limitées, jugements peu éclairés, sujette aux décisions impulsives, affectivité désordonnée, exclusivement canalisée dans sa relation à son fils… Il l’observe et se voit confirmé dans son premier jugement. C’est une femme bête. Ce jugement est toujours douloureux à porter, on est saisi d’une compassion gênante, on a presque honte de soi.
Camille est tout de même saisi d’un doute.
— Pour ces bombes, vous étiez au courant ?
— Jean, il ne me dit jamais rien !
Elle dit cela comme un constat habituel. On jurerait qu’elle parle d’un problème domestique.
— Madame Garnier, est-ce que vous vous rendez compte de ce qui se passe ?
— Je peux lui parler ?
C’est toute la question. Le juge pense qu’il faut les confronter rapidement, Camille ne sait pas.
— Jean, je peux le voir ? insiste-t-elle. Lui parler…
Techniquement, le juge a raison, c’est l’évidence, la confrontation s’impose. Sa mère est le meilleur levier sur Jean, sans doute la seule personne au monde à pouvoir le convaincre.
Pourtant, Camille n’arrive pas à se décider. La voix de Rosie lui fait drôle. Quelque chose ne va pas et tant qu’il n’aura pas compris ce qui ne va pas…
— On va voir, répond-il. On va voir…
Au juge, il explique que cette confrontation pourrait avoir un effet contre-productif.
— Sa mère est très atteinte par son séjour en prison. Il doit craindre quelque chose de ce genre parce qu’il lui a rendu visite au début de sa détention, mais n’y est jamais retourné… Il lui écrit toutes les semaines, rien d’autre. Quand il va la voir dans cet état, il y a un risque important que cette vision le renforce dans son désir de la sortir de là…
Le juge est d’accord. On attend.
22 h 15
— Encore six obus ? Une explosion par jour, c’est ça ?
Décidément, l’information ne passe pas.
— Et il veut sa mère ?
— C’est ça, monsieur le Premier ministre. Sa mère.
— Il croit qu’on va l’envoyer en Australie et attendre une carte postale avec l’adresse de ses bombes, il est con ou quoi ?
Alors d’un coup : le black-out. Personne ne sait si c’est la bonne décision, mais de toute manière, on n’a le choix qu’entre de mauvaises solutions.
— Trouvez une explication officielle pour cette explosion, dit le Premier ministre, quelque chose que tout le monde puisse comprendre. Proposez-moi un communiqué, débrouillez-vous. On gagne du temps et vous… (il s’adresse au type de l’Antiterrorisme), euh… faites ce que vous avez à faire.
À l’instant de sortir, il se retourne.
— Arrêtez-moi cette connerie.
Juste après sa sortie, traduction libre du chef de cabinet :
— Jean Garnier, mettez-lui les couilles dans l’étau, messieurs. Et serrez très fort.
Le type de l’Antiterrorisme se lève et sort sans un mot.
Silence. On sent que ça va barder.
Et pourtant, personne ne saurait dire pourquoi, peut-être à cause de la soudaineté, de la violence de la situation, de la manière et de la rapidité avec lesquelles les choses s’enclenchent, on envisage aussitôt les issues désastreuses qui, en politique, sont celles qui ont le plus de chances de survenir.
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