— On ne peut pas me demander ça !
Cette responsabilité l’angoissait, le submergeait ; on l’a raccompagné chez lui, on a fait venir son adjoint. Ils sont une quinzaine, de toutes spécialités, voirie, plomberie, terrassement, toiture… Une bombe : possible ? Pas possible ?
Pour le moment, on ne trouve aucune école dans laquelle ou près de laquelle des tranchées ont été pratiquées au cours des huit derniers mois.
Si on prend en compte toutes les possibilités de cacher un obus, les égouts, les caves, les sous-sols, les parkings, etc., cette bombe devient une aiguille dans une meule de foin.
— Ton école, Jean, on ne la trouve pas…, dit Camille.
Jean regarde la pendule murale.
— C’est une question de temps. Vous allez la trouver, je vous assure.
Il n’a pas tort.
Parce que, une quinzaine de minutes plus tard, à l’autre bout de Paris, dans un bureau décentré de la préfecture de police, un type décroche le téléphone, tape du poing sur la table rageusement jusqu’à ce qu’enfin quelqu’un décroche :
— Ça y est, on l’a !
Dès que l’information lui parvient, Camille se rue dans la salle d’interrogatoire, ouvre la porte à la volée, court sur Jean Garnier, lui saisit l’épaule. Terrifié, Garnier tente de se protéger le visage, mais ses mains sont toujours liées à la table en fer.
— École Charles-Frécourt ? hurle Camille. C’est ça, Jean ? Frécourt, dans le 14 e?
Les techniciens continuent de peigner les fichiers, mais on n’a trouvé que celle-ci, située rue Philibert-Beaulieu. Tout correspond. Il y a trois mois, affaissement soudain du sol à l’extrémité de la cour de récréation, la directrice affolée appelle la mairie qui appelle les techniciens qui appellent une entreprise, les parents d’élèves s’inquiètent en voyant le goudron de la cour enfoncé comme sous le choc d’une météorite, on pose des barrières, on diagnostique une fuite de canalisation qui a fragilisé, miné le sous-sol et, quatre jours plus tard, on profite du week-end pour ouvrir la cour, creuser une tranchée ; en fait, il faudra près d’une semaine pour venir à bout de cet effondrement, les gamins passaient leur temps agrippés aux barrières, à vingt mètres des ouvriers, comme au spectacle.
Jean Garnier ne répond pas, il fixe Camille puis baisse les yeux.
5 h 40
Cette fois, pas de précautions, pas le temps. Avec les riverains, les journalistes, on s’expliquera plus tard. L’urgent, c’est d’intervenir, de trouver cette bombe, de la désamorcer, on regarde sa montre en courant vers l’école. La police a bouclé tout le secteur de la rue Jardin-Beaulieu, les pompiers arrivent dans la foulée et, derrière eux, les ouvriers. Déjà, les démineurs de la Sécurité civile scannent la cour.
Basin a étalé les plans de l’école directement sur le sol, il donne des ordres en parlant au téléphone avec Camille.
Il ne voyait pas les choses comme ça.
Camille reçoit ce doute comme un coup de poing.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demande-t-il.
6 h 20
— Les ouvriers ont ouvert la cour, a expliqué Camille au juge d’instruction, mais on savait déjà que c’était impossible. La tranchée était trop étroite pour que Garnier y descende et enfouisse, sans qu’on le voie, un obus de cette taille.
D’ailleurs, Jean l’a confirmé.
— Vous ne m’avez pas laissé le temps… Je vous l’aurais dit.
On a vraiment envie de le tuer parfois.
Le juge, maintenant, exige la confrontation avec la mère et Camille n’a plus de raison de s’y opposer.
Rosie est plus tendue encore que la première fois. Maigre, flétrie. Son visage exprime une angoisse absolue. Camille prend quelques instants pour observer cette femme et se poser, pour la millième fois, les mêmes questions. Entre la mort de l’amie de Jean et la menace de cette vague d’explosions, qu’y a-t-il ?
Quel secret entre la mère et le fils ?
La seule manière de le comprendre est de les placer face à face. Pourtant, on a beau être à moins de trois heures de l’explosion, Camille ne s’y fait pas. L’impression d’être au bord du puits et de devoir plonger. Il s’y résout, mais contre lui-même.
— Votre fils menace de faire sauter une école maternelle, madame Garnier ! Vous voyez ce que ça veut dire ?
Il explique. Si on apprend où se trouve la bombe, on manque de temps pour la neutraliser.
Silence.
— Mais il est encore possible d’évacuer, vous comprenez ? Faute de quoi la bombe va exploser avec des dizaines et des dizaines de gamins à l’intérieur…
Rosie hoche la tête, elle comprend.
— Il faut que nous sachions où est cette école, très vite !
On la sent au bord des larmes, elle résiste, prend sa respiration. Ils sont devant une porte fermée.
— C’est là ? demande-t-elle.
Camille ouvre. Dès qu’il aperçoit sa mère, Jean baisse la tête. Les flics qui le gardent se reculent. Camille saisit Rosie par le coude et la conduit jusqu’à la chaise où elle se laisse tomber. De l’autre côté de la vitre et derrière les écrans qui renvoient les images de la scène, trente personnes sont en apnée.
Rosie regarde fixement son fils. Lui, garde les yeux fixés au mur, juste au-dessus d’elle. Rosie allonge d’abord lentement les bras, ses mains glissent sur la table, à la recherche de celles de Jean, retenues par les menottes, deux petites bêtes blanches et inanimées qui avancent, rampent sur l’acier froid et s’arrêtent lorsque Rosie, littéralement aplatie, ne peut aller plus loin. Sa joue est collée à la table, les bras étendus devant elle, leurs mains à tous deux sont à quoi, vingt centimètres les unes des autres, c’est assez difficile à supporter, sans doute aussi à cause du silence et du temps qui passe.
Rosie pleure, on n’entend qu’elle.
Jean est toujours raide comme un cierge, d’une extrême pâleur, il n’a pas esquissé un mouvement, il ne regarde pas sa mère, on dirait un sujet lobotomisé, sauf qu’il tremble comme on voit chez certains chiens, on ne sait pas si c’est leur état normal ou une maladie. Chez Jean, ce frémissement de tout le corps est impressionnant comme une transe, Camille ne voit que deux larmes rondes, lourdes, qui glissent sur ses joues, seuls témoins d’une émotion intense qu’on sent terriblement solitaire.
Rosie allongée sur la table, Jean raide et droit, la scène pourrait durer des heures, des jours.
Camille a envie de regarder sa montre, mais il ne parvient pas à se défaire de l’impression qu’il se passe là quelque chose d’anormal.
Parce que le visage de Rosie n’est pas malheureux. Elle ferme les yeux, mais pas comme une femme éprouvée. Est-ce de revoir enfin Jean ? Est-ce de se retrouver inscrite avec lui dans cette histoire sans issue ? Camille scrute ce visage dans lequel, bizarrement, il croit pressentir l’enfant qu’elle a été autrefois.
Et soudain, il comprend.
Ce sourire n’est pas de chagrin, ni d’angoisse, ni même de soulagement, c’est un sourire de victoire.
D’ailleurs, Rosie soulève la tête, les bras toujours allongés, sans même tenter d’essuyer ses larmes, elle fixe son fils qui continue de regarder au-dessus d’elle et elle dit, doucement :
— Je savais que tu ne m’abandonnerais pas.
Sa voix est basse, très dense.
— Tu vas réussir, je le sais…
Dès qu’il comprend que cette confrontation tourne au piège, Camille se précipite. Rosie élève la voix :
— Je t’aime, tu sais !
Camille est déjà sur elle, il l’agrippe aux épaules, mais elle se tient à la table. Elle crie :
— Je n’ai que toi, Jean, ne me laisse pas !
Camille la tire de toutes ses forces, mais ce qui le glace, c’est le rire de Rosie Garnier, un rire de folle, délirant, surexcité.
Читать дальше