On a maintenant la preuve du contraire.
Le premier obus a explosé rue Joseph-Merlin, le deuxième n’a pas explosé, le cinquième a été retrouvé à temps, il en reste quatre.
Le prochain sous vingt-quatre heures.
18 heures
Camille est allé dormir une heure ; une partie du réfectoire a été équipée de lits de camp, les agents épuisés viennent s’y écrouler avant de revenir dans leurs bureaux, les yeux bouffis de sommeil, les traits allongés par cette veille qui n’en finit pas. Camille s’est étendu, endormi aussitôt, mais il ne s’est pas reposé. Son cerveau a remué des tas d’informations issues des dossiers des Garnier mère et fils, des comptes rendus d’interrogatoire, des noms, des images, des bombes et aussi, qu’il croyait enfoui, le visage de ce petit garçon hébété avec son étui à clarinette vide, étendu dans la rue Joseph-Merlin.
De retour, il tape sur l’épaule de Louis, ils échangent leurs places.
Louis, à son tour, va s’allonger.
Pendant le sommeil du commandant Verhœven, il a aligné des dates, sur deux colonnes : à droite, Rosie ; à gauche, Jean. Ils cherchent des correspondances, mais de quelle nature ? Eux-mêmes ne le savent pas. Camille survole une page, la seconde ; Louis a fait un travail de fond, comme à l’accoutumée, il ne laisse rien passer et il travaille, sans en avoir l’air, à une vitesse surprenante.
Page trois. Page quatre. Page cinq.
Camille s’arrête, revient en arrière, pose le doigt sur une ligne.
Nous sommes en mai, il y a cinq ans. Rosie Garnier est malade.
Dans la colonne de gauche, on voit qu’à cette période Jean est en province, dans les Pyrénées-Atlantiques.
Camille est parfaitement réveillé d’un coup.
Il se lève, cherche, sur le rayonnage, un rapport, enfoui dans la pile de documents de Louis, mais il est incapable de le trouver.
— Vous cherchez quoi ?
Il se retourne. C’est Louis. Il ne dormait pas, il a préféré revenir travailler.
Sans l’ombre d’une hésitation, il exhume le rapport concernant Alberto Ferreira. C’est l’artisan chez qui travaillait Jean à cette époque-là. Ce type est mort depuis, on recherche la date : 24 mai. Louis consulte le Net, c’est un mardi.
Déjà, Camille a repris la déposition de Marie-Christine Hamrouche, la copine et collègue de Rosie. « […] Elle se plaignait tellement de son fils. […] Ils s’engueulaient sur tout […]. Quand il a parlé de partir, Rosie était resplendissante ! Comme si c’était elle qu’on avait demandée en mariage. »
Enfin, nous y voilà.
Extrait du procès-verbal :
M.-C. Hamrouche — C’était toujours la même histoire. Il partait, Rosie revivait et il revenait et rebelote pour les engueulades. C’était sans fin.
L’Agent — Jean Garnier a souvent quitté le domicile de sa mère ?
M.-C. Hamrouche — Non, pas « souvent ». Trois ou quatre fois. Je me souviens qu’il y a quatre ou cinq ans, il a été embauché par un artisan qui est allé s’installer dans le Sud, il avait proposé à Jean de venir avec lui. Parce que le gosse travaillait bien, vous savez. Enfin, quand il travaillait… Bref. Rosie était si heureuse qu’elle a aussitôt pris du congé. Ça l’a prise comme ça, d’un coup, l’effet du soulagement, en somme. Elle m’en a parlé le soir, pour le lendemain ! Elle qui ne partait jamais… Elle est allée passer une semaine chez sa tante, en Bretagne.
L’Agent — Et Jean Garnier est revenu quand ?
M.-C. Hamrouche — Tout de suite ! Bon, cette fois-là, c’est la faute à pas de chance, son patron s’est tué sur un chantier. Du coup, la délocalisation dans le Sud est tombée à l’eau, forcément.
[…]
Le reste est sans intérêt.
Camille et Louis se regardent.
Si les vérifications confirment leur intuition, ils tiennent un premier fil.
Il va falloir ensuite tout dérouler, ce qui va prendre du temps, mais c’est la toute première éclaircie dans un ciel sacrément orageux depuis deux jours…
20 heures
Recoupements, vérifications, demandes complémentaires, contrôles… Camille n’a pas voulu demander de l’aide. Louis n’était pas trop d’accord, il a plaidé sa cause, on perd un temps précieux, mais Camille a dit :
— Tant que je ne suis pas certain, on n’en parle pas… Je veux bien passer pour un emmerdeur, je ne veux pas passer pour un con.
Il y a du monde derrière la glace sans tain. Le juge, deux huiles de la police, un de la préfecture, l’Autre qui vient de rappliquer du ministère…
Et dans la salle d’interrogatoire, face à Jean Garnier, Camille et Louis. Devant le premier, rien, devant le second, un dossier de quelques pages qui a l’air inoffensif.
— Je ne sais pas pour toi, Jean, mais moi, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis des lustres ! En fait, tu n’es avec nous que depuis vingt-quatre heures, mais il s’est passé tellement de choses !…
Jean, libéré de ses menottes, se frotte lentement les poignets qui sont très abîmés. Il est assis depuis des heures et doit avoir une envie folle de se lever, de se détendre, mais il n’en montre rien. Il se contente de regarder la table, devant lui, de ne manifester aucune émotion. Il a les yeux rouges, son teint est gris cendré sous la barbe rendue presque bleue par la lumière. Peut-être que les promesses de déflagration qui tournent à l’eau de boudin lui en ont fichu un coup.
— On est un peu des intimes, non ? reprend Camille. Et pourtant… On croit qu’on connaît les gens et puis en fait, pas du tout ! Tiens, au hasard, prenons ta mère.
Jean marque le coup. Depuis qu’il s’est constitué prisonnier, on lui pose des questions sur lui, ce qu’il a fait, où il est allé, il résiste à tout, tant bien que mal, mais maintenant qu’il s’agit de sa mère, un voile d’inquiétude passe devant ses yeux.
— Rosie, on lui donnerait le bon Dieu sans confession, et pourtant…
Camille regarde rapidement autour de lui, comme pour vérifier qu’il n’est pas entendu, puis il fait mine de se pencher vers Jean pour lui faire une confidence.
— À mon avis, c’est pas la première fois qu’elle fait des siennes… Chtttt…
À la réaction de Jean, Camille comprend instantanément que son intuition ne l’a pas trompé.
Louis vient de glisser vers lui le dossier que Camille ouvre.
— Alberto Ferreira. Ça ne te dit rien ? Mais si, voyons, il t’a embauché il y a trois ans. Comme électricien. Ah, ça remonte ? Bon… Vous aviez l’air de drôlement bien vous entendre tous les deux. Il t’embauche en janvier et en avril, il te verse déjà des primes. Bon, pas énormes, mais de la part d’un employeur, ce sont des gestes qui comptent. Il est satisfait de ton travail. Remarque, pour le peu que je sais de toi au plan technique, tu m’as l’air soigneux, comme garçon. Appliqué. Scrupuleux, même ! Évidemment, tu es dépendant du fait que les obus que tu as choisis sont encore en état de marche, mais si on en juge par l’organisation, pas de doute, tu es organisé. On en était où ? Ah oui ! Alberto Ferreira. Oh, dis donc, mon Jeannot, en voilà un qui n’a pas eu de chance. Même pas quarante ans et déjà mort. Ce que c’est que la vie, hein ? Et c’est d’autant plus dommage qu’il avait des projets magnifiques : le Sud-Ouest, le soleil et la mer ! Il rachète une société près de Biarritz qui installe des climatiseurs, il décide de partir en septembre et il est tellement content de toi, qu’il t’emmène avec lui ! À Biarritz ! Dis-moi, Johnny, t’as trouvé ça comment, toi, Biarritz ? Je veux dire, c’est propre ? On se loge facilement ? Parce que je vois là (il tapote de l’index sur une feuille de son dossier) que tu pars là-bas en éclaireur. Tu devais être sacrément content parce que tu as fait tes valises en moins de deux. Rosie est bien gentille, mais elle te pompait un peu l’oxygène, avoue ?
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