Camille se tait, tous deux regardent le sol. Quoi dire ? Camille se laisse glisser de sa chaise, fatigué. Il observe un instant les mains de Jean, celles qui tremblaient comme des feuilles en face de sa mère.
— Tu es un bon fils, somme toute. Peut-être qu’elle te fait peur, aussi, Rosie. C’est souvent comme ça, les ogresses…
Silence.
— Mais maintenant, Jean, c’est le moment ou jamais. Tu as fait pas mal de dégâts, mais rien encore d’irréparable, tu n’as pas encore de morts sur la conscience. Le jour venu, un bon avocat va faire vibrer le tribunal sur le thème de la mère abusive, tu vas passer pour une victime et ça ne sera pas vraiment faux. Si tu lâches tout de suite, tu fais d’une pierre deux coups. Tu te libères de Rosie, il est grand temps, et tu évites de sombrer avec elle. Il y a vingt-quatre heures que tu es là. Si nos autorités avaient l’intention de céder à ton chantage, ce serait déjà fait. Elles ne céderont pas. Et avec le dossier qu’on est en train de constituer, Rosie va frôler la perpétuité. Toi, tu as une dernière chance de t’en sortir pas trop mal. Le juge te reçoit, vous passez un accord, tu nous dis tout ce qu’on a besoin de savoir et tu reviens dans la ligne. Regarde-moi, Jean.
Jean ne bouge pas d’un cil.
— Regarde-moi, Jean.
Camille parle d’une voix basse et douce.
Jean lève enfin le regard vers lui.
— Rosie est totalement dingue, tu le sais, n’est-ce pas ? On ne la libérera jamais, c’est un combat perdu d’avance. Pense à toi. Pour elle, tu as fait tout ce que tu pouvais et c’est très bien, tout le monde peut le comprendre, tout le monde le comprendra. Mais maintenant, c’est fini.
Jean hoche la tête. Camille s’interroge un court instant : conclure ou laisser décanter. Il y a le feu, il faut aller vite.
— Tu es prêt à me parler, Jean ?
Jean fait signe que oui. Il est prêt.
Il cille nerveusement, on dirait qu’il a un projecteur dans les yeux.
— Bien, dit Camille. C’est la bonne décision.
Jean approuve à nouveau. Camille se rassoit, sort son stylo, referme le dossier, il prendra ses notes sur la page de garde.
— On commence par quoi, Jean ? À toi de me dire.
— Par la rançon.
Camille est tétanisé. D’où il est, on croirait entendre les réactions effarées, de l’autre côté de la vitre.
Jean Garnier ne laisse personne reprendre son souffle.
— Oui, pour la rançon, je vous ai dit que j’accepterais trois millions. Mais c’était hier. Aujourd’hui, c’est quatre ou rien.
20 h 56
Camille est anéanti par l’échec. Il ne comprend pas. Comment a-t-il pu commettre autant d’erreurs pour arriver à un tel fiasco ? Il n’y croit pas lui-même. C’est un homme pétrifié qui assiste au débriefing du juge et du directeur de la Police judiciaire.
Tout le monde se retrouve dans la grande salle, mais l’Autre, du ministère, n’attend pas, il est déjà dans le couloir, il chuchote dans le téléphone, il rend compte à ses supérieurs.
À partir de cet instant, tout le monde se souviendra précisément de la succession des événements.
Ceux qui s’en souviendront le mieux sont ceux qui ont consulté l’heure parce qu’il était exactement 21 h 07 lorsque le téléphone sonna dans la pièce.
Le juge fit un geste excédé.
Louis fit un pas, décrocha, écouta, raccrocha, fixa le juge qui suspendit sa phrase pour entendre Louis déclarer :
— Une explosion vient de détruire entièrement une école maternelle à Orléans.
21 heures
De même qu’il ouvre systématiquement avec une ou deux minutes de retard sur l’horaire officiel, Marcel aimerait bien fermer son square avec une ou deux minutes d’avance. Mais ça n’est jamais possible. Tantôt des amoureux découverts dans un coin, le temps de les refouler, ils traînent les pieds, il est 21 heures passées de trois minutes. Tantôt ce sont des jeunes qui veulent rester, ou qui arrivent avec des canettes de bière, il faut parlementer, quand ils sortent enfin, il est 21 h 05. Quand ce n’est pas pire encore. Il a tout essayé, siffler la sortie un quart d’heure avant, vingt minutes avant, rien n’y fait, cet horaire de fermeture tourne à la malédiction.
Sauf ce soir. Allez savoir pourquoi, c’est quasiment la première fois depuis… depuis longtemps en tout cas parce qu’il ne parvient pas à s’en souvenir. Il vérifie, incrédule. Oui, il n’est pas tout à fait l’heure et le square est aussi vide qu’il doit l’être.
Cette circonstance lui semble si étonnante qu’elle le met mal à l’aise. Quelque chose lui aurait-il échappé ?
Incapable de se retenir, Marcel refait un tour, mais non, personne.
Lorsqu’il ferme enfin, en plaçant le morceau de carton pour retenir la porte, il est 21 h 04.
21 h 40
C’est comme si on avait entendu la détonation jusqu’à Paris. Effervescence. Le cabinet du ministre vient aux nouvelles, on s’inquiète pour la presse, pour l’effet de panique, les préfets s’entretiennent. Aucune victime, mais l’école a littéralement volé en éclats. La nuit tombe, heureusement, il faut être prêt pour les éditions du matin, mais ça laisse un peu de temps. Et il va en falloir parce que personne ne sait où il en est.
Les secours sont sur place, la Sécurité civile a déjà confirmé que l’explosion ressemble en tous points à celle de la rue Joseph-Merlin.
Côté police, on se perd en conjectures.
Pour les spécialistes, sur son réveil numérique, Garnier a confondu « 9 heures am » et « 9 heures pm ».
L’hypothèse semble à peine croyable.
Camille interroge Basin. C’est possible ?
— Très possible. Au fond, c’est un bricoleur et on a vu pire, je t’assure. Pourquoi penses-tu qu’il y ait autant d’amateurs qui se font sauter le caisson avec leurs propres engins ? Le tien, il est dangereux comme la vérole, mais si, en plus, il est maladroit, ça devient un électron libre. Avec encore quatre bombes introuvables, s’il n’a pas été foutu de les régler correctement, même lui ne peut pas nous aider.
Tandis qu’autour d’eux tout s’agite, que les téléphones hurlent dans tous les sens, Louis regarde Camille.
Il était tout à l’heure tendu à l’extrême. Il est maintenant détendu, pensif, on jurerait qu’il s’apprête à rentrer chez lui après une journée bien remplie. D’ailleurs, il se lève, toujours concentré, traverse tranquillement le bureau, emprunte le couloir, descend deux étages, prend sur sa droite, passe devant le flic en uniforme qui garde la salle où se trouve Jean, ouvre la porte d’à côté, la salle d’observation.
Et il s’assoit, comme au spectacle.
De l’autre côté de la glace sans tain, Pelletier, de l’Antiterrorisme, est de nouveau à la manœuvre avec deux autres flics devant Jean, qui, debout, le dos au mur, les talons collés à la cloison, les mains sur la nuque, dodeline de la tête, ouvre difficilement les yeux, manque de basculer chaque seconde.
— Tu comptes faire beaucoup de morts, avec tes bombes ? demande Pelletier. Pour libérer ta salope de mère, tu comptes faire combien de morts ?
— Autant qu’il faudra… répond Jean.
Camille tend le bras et coupe le son. Il se concentre sur l’image. Cette histoire d’école maternelle, cette bombe programmée à 21 heures… Il a du mal à y croire. Le fait est là, mais dans le visage de Jean, il cherche autre chose qui lui aurait échappé jusqu’ici. Il se sent encouragé par la vérification de son intuition concernant Rosie, qui est peut-être une meurtrière d’impulsion, mais qui a tout de même des impulsions assez fréquentes.
Jusqu’à présent, la police a été contrainte par les événements à penser dans le droit fil de la situation.
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