— Elle ne sait rien, a-t-il commenté pour Louis. Et si on veut en savoir davantage, elle va se retirer sous sa tente, secret professionnel et tout le bordel. Perte de temps, rien d’autre.
Louis passe son temps à lancer des requêtes, à imprimer des pages, par dizaines, que Camille parcourt, inlassablement.
Précédents logements : Rosie paie scrupuleusement ses loyers, présente ses attestations d’assurances, les états des lieux de ses appartements prouvent son souci de propreté, de netteté.
Relevés bancaires : Rosie gagne peu, mais parvient à épargner, peu, mais elle épargne.
Fichiers de la Sécurité sociale : Rosie dispose d’une belle santé, peu d’arrêts, pas de médicaments.
Dossiers administratifs : ses demandes répétées de logement social, Rosie n’en obtient jamais, mais ne se décourage pas, elle remplit de nouveau les imprimés.
Son dossier auprès de la Ville : elle ne sollicite jamais d’aide sociale, l’honneur un peu vain des gens modestes.
Dossier employeur : aucune promotion depuis son entrée dans l’administration, promise au bas de l’échelle jusqu’à la retraite, ne passe jamais de concours internes, aucune demande de mutation, caractère définitivement sédentaire. Sans ambition…
11 heures
Rosie, comme une adolescente prise en faute, baisse le regard en plissant les lèvres. On dirait qu’elle a simplement volé un T-shirt dans une grande surface et non encouragé son fils à faire exploser six bombes en plein Paris.
— Alors, dites-moi, Rosie, ce « père inconnu », ça a l’air de le chagriner pas mal, votre Johnny.
Elle pose sur Camille son regard de poule, fixe, vitreux. Elle ouvre la bouche.
— Ah non ! l’interrompt Camille en hurlant. Ne me servez pas vos salades à la con ! C’est peut-être suffisant pour Jean, mais ici vous êtes à la police, Rosie ! Et la police, elle veut la vérité ! D’accord ?
Camille a sous le coude la liste des objets trouvés dans la valise en carton qui se trouvait dans son armoire de chambre : magazines des années 1980, Podium, OK Magazine, Top 50 , 45 tours de Peter et Sloane (« Besoin de rien, envie de toi »), de Marie Myriam (« L’oiseau et l’enfant ») et une collection vertigineuse de photos de Joe Dassin. Celle qui est dédicacée à Rosie a été collée sur un carton et encadrée avec des cœurs autocollants tout autour.
— Vous fatiguez pas, dit Camille. Moi, je vais vous dire : vous avez quinze ans et vous êtes enceinte…
Rosie commet alors le genre d’erreur qu’il ne faut pas faire avec un interrogateur comme Verhœven :
— Entre mon père et lui, dit-elle en adoptant un regard de femme blessée, ça n’allait pas du tout. Mon père s’est opposé au mariage. Lui, je veux dire le père de Jean, il a insisté, il voulait vraiment, il a même proposé qu’on parte ensemble, mais quitter mon père, vous voyez, c’était impossible. Il était seul depuis la mort de ma mère, et…
Camille soupire en souriant.
— Arrêtez vos conneries, Rosie, ne vous fatiguez pas.
Il est calme, les bras croisés, la tête légèrement penchée.
— Ça, c’est l’histoire pour Jean. Un joli drame sur mesure avec tout ce qu’il faut : un père rigide, une mère morte, un fiancé passionné et, au milieu de tout ça, l’enfant du péché. Une histoire de roman sentimental, vous n’avez pas dû chercher bien loin. Je vais vous dire la vérité, moi : le type avec qui vous avez couché, si ça se trouve, vous ne savez même pas de qui il s’agit.
Elle rougit aussitôt.
— Tiens, on va parier : vous avez toujours dit à Jean que son malheureux papa était parti pour l’Australie, je me trompe ?
12 h 30
Il s’appelle René René. Cons de parents. Son père était douanier, René dit toujours que c’est pour cette raison qu’il était aussi con. Aujourd’hui, il a près de soixante ans, il y a prescription, mais il reste un homme grincheux, rancunier, comme parfois les alcooliques amers, le genre à parler dans sa moustache.
D’ailleurs quand son collègue l’appelle (« René ! René, viens vite, bordel ! »), René se contente de marmonner : « Ça va, ça va, y a pas le feu. »
Il descend lentement les barreaux de fer. Il a « touché ses chaussures » la semaine passée, la paire que l’entreprise lui doit, c’est la loi, c’est obligatoire, René note scrupuleusement la date à laquelle on doit les lui remettre, au moindre jour de retard, il fait un foin terrible. Pareil pour le bleu de travail, obligatoire. Il note aussi cette date-là. Il dit qu’il n’est pas « du genre à se laisser emmerder ». Et justement, la paire de chaussures qu’on lui a remise lui fait un mal terrible, à se demander si on ne lui a pas donné une paire d’une demi-pointure inférieure. Ou alors ses pieds ont grossi, ça lui semble difficilement concevable. Il a tout essayé, de les bourrer toute la nuit avec du papier-journal mouillé, de les porter sans marcher, devant la télé, rien n’y fait, elles lui font un mal épouvantable.
Chaque barreau de fer est un calvaire et c’est comme ça toute la sainte journée. Vivement la retraite.
Rien de moins sûr qu’il verra la retraite, René René, parce qu’arrivé en bas de la chambre télécom, le voilà nez à nez avec son collègue qui fixe, terrorisé, un obus de 140 mm auquel est scotché un réveil numérique dont les chiffres bleus palpitent chaque seconde.
14 heures
On comprend tout de suite le projet de Garnier. L’obus a été placé dans une chambre télécom située au 144, boulevard de Mulhouse. En journée, c’est un boulevard passant, mais pas un axe majeur, vous faites sauter un obus de 140 mm, vous obtenez trois morts, un rendement faible par rapport à l’effort de guerre.
Le soir, en revanche, vers 20 heures par exemple, on trouve facilement sept ou huit personnes au mètre carré parce que le no 144 est un cinéma multisalles et que la plaque de fonte qui recouvre la chambre souterraine se situe exactement à l’endroit des files d’attente ; si vous comptez avec les dommages collatéraux (les immenses baies vitrées vont exploser et projeter des millions d’éclats de verre et des traverses en aluminium à une vitesse hallucinante jusqu’à quinze mètres de distance et dans toutes les directions), vous pouvez provoquer une bonne quinzaine de morts et, pour les blessés, sans exagérer, vous pouvez espérer la soixantaine.
En arrivant sur place, Basin comprend immédiatement que la bombe est sûrement programmée pour le soir ; il consulte sa montre, ne s’affole pas, prend les dispositions techniques, on ceinture le quartier, on évacue le périmètre sur une centaine de mètres ; comme toujours à Paris, l’encombrement, en quelques minutes, prend des proportions inouïes.
Puis la Sécurité civile se met à l’ouvrage. Des artistes.
Tout s’est bien passé : l’évacuation, le déploiement de police, le discours rassurant à la population, la presse tenue à distance respectable et même le communiqué mensonger de la préfecture qui, à défaut d’imaginatif (le coup de la conduite de gaz…), se révèle convaincant.
La palme de la réussite revient naturellement aux démineurs, Basin en tête. Il ne s’est pas trompé. L’obus était programmé pour 20 h 15, dans trois jours. Dans la logique de Garnier, c’était l’obus numéro 5.
— De toute façon, il n’aurait pas explosé, explique-t-il au téléphone à Camille. Le détonateur ne contenait plus de substance explosive et l’amorce elle-même était hors service.
Voilà pour la bonne nouvelle.
Reste la mauvaise. Depuis 9 h 30, depuis que la bombe dans l’école maternelle a joué les filles de l’air, on respirait en se disant que cette histoire de sept bombes, une par jour, était un bluff total.
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