Au Viking, surchauffé et enfumé, Decambrais s’était installé à la dernière table du fond et l’attendait, préoccupé, devant deux calvas.
— Lizbeth est partie en grande tenue sitôt la vaisselle faite, annonça Joss en s’asseyant.
— Oui, dit Decambrais sans manifester de surprise.
— Elle est invitée ?
— Tous les soirs sauf le mardi et le dimanche, Lizbeth sort en tenue de soirée.
— Elle rencontre quelqu’un ? demanda Joss, inquiet. Decambrais secoua la tête.
— Elle chante.
Joss fronça les sourcils.
— Elle chante, répéta Decambrais, elle se produit. Dans un cabaret. Lizbeth a une voix à couper le souffle.
— Depuis quand, bon sang ?
— Depuis qu’elle est arrivée ici et que je lui ai enseigné le solfège. Elle fait salle comble tous les soirs au Saint Ambroise. Un jour, Le Guern, vous verrez son nom en tête d’affiche. Lizbeth Glaston. Ou que vous soyez alors, ne l’oubliez pas.
— Ça m’étonnerait que je l’oublie, Decambrais. Ce cabaret, on peut y aller ? On peut l’entendre ?
— Damas y est tous les soirs.
— Damas ? Damas Viguier ?
— Qui d’autre ? Il ne vous l’a pas dit ?
— On boit le café ensemble tous les matins et il ne m’en a jamais touché mot.
— C’est justice, il est amoureux. Ce n’est pas un truc qui se partage.
— Merde, Damas. Mais il a trente ans, Damas.
— Lizbeth aussi. Ce n’est pas parce que Lizbeth est grosse qu’elle n’a pas trente ans.
Joss laissa sa pensée s’égarer sur l’éventuelle association Damas-Lizbeth.
— Ça peut marcher ? demanda-t-il. Puisque vous vous y connaissez en choses de la vie ?
Decambrais eut une moue sceptique.
— La physiologie virile n’impressionne plus Lizbeth depuis longtemps.
— Damas est gentil.
— Ça ne suffit pas.
— Qu’est-ce que Lizbeth attend des hommes ?
— Pas grand-chose.
Decambrais but une gorgée de calva.
— On n’est pas là pour parler d’amour, Le Guern.
— Je sais. La grosse pièce que vous avez ferrée. Le visage de Decambrais s’assombrit.
— C’est si grave que ça ? dit Joss.
— J’en ai peur.
Decambrais parcourut du regard les tables voisines et parut rassuré par le bruit qui régnait au Viking, pire qu’une tribu de barbares sur le pont d’un drakkar.
— J’ai identifié un des auteurs, dit-il. Il s’agit d’un médecin persan du XIème siècle, Avicenne.
— Bon, dit Joss, qui s’intéressait beaucoup moins aux affaires d’Avicenne qu’à celles de Lizbeth.
— J’ai localisé le passage, dans son Liber canonis .
— Bon, répéta Joss. Dites, Decambrais, vous avez été prof, comme votre père ?
— Comment le savez-vous ?
— Comme ça, dit Joss en faisant claquer ses doigts. Moi aussi, je connais des choses de la vie.
— Ça vous emmerde peut-être, ce que je vous raconte, Le Guern, mais vous seriez bien inspiré d’écouter.
— Bon, répéta Joss, qui se sentit brusquement ramené au temps des cours du vieux Ducouëdic, à la pension.
— Les autres auteurs n’ont guère fait que recopier Avicenne. Il s’agit toujours du même thème. On tourne autour sans en dire le nom, sans y toucher, comme les vautours se rapprochent en cercle autour d’une charogne.
— Autour de quoi ? demanda Joss, perdant un peu pied.
— Autour du thème, Le Guern, je viens de vous le dire. De l’objet unique de toutes les spéciales. De ce qu’elles annoncent.
— Qu’est-ce qu’elles annoncent ?
À cet instant, Bertin déposa deux calvas sur la table et Decambrais attendit que le grand Normand se fût éloigne pour poursuivre.
— La peste, dit-il en baissant la voix.
— Quelle peste ?
— LA peste.
— La grande maladie du vieux temps ?
— Elle-même. En personne.
Joss laissa passer un silence. Est-ce que le lettré pouvait dire n’importe quoi ? Est-ce qu’il pouvait s’amuser à se foutre de lui ? Joss était incapable de vérifier toutes ces histoires de canonis et Decambrais pouvait le balader à son aise. En marin prudent, il examina le visage du vieil érudit, qui n’était décidément pas à la rigolade.
— Vous n’essayez pas de me rouler dans la farine, Decambrais ?
— Pour quoi faire ?
— Pour jouer au jeu du type qui sait tout et du type qui ne sait rien. Au jeu du malin et du crétin, du culte et de l’inculte, du gnare et de l’ignare. Parce qu’à ce jeu-là, je peux vous embarquer en haute mer moi aussi, et sans gilet de sauvetage.
— Le Guern, vous êtes un violent.
Oui, reconnut Joss.
— J’imagine que vous avez déjà cassé la gueule à pas mal de monde, sur cette terre.
— Et sur cette mer.
— Je n’ai jamais joué au jeu du malin et du crétin. Qu’est-ce que ça rapporte ?
— Du pouvoir.
Decambrais sourit, et haussa les épaules.
— On peut poursuivre ? dit-il.
— Si vous voulez. Mais qu’est-ce que ça peut me foutre, au juste ? Pendant trois mois, j’ai bien lu un type qui recopiait la Bible. C’était payé, j’ai lu. En quoi ça me regarde ?
— Ces annonces vous appartiennent, moralement. Si je vais trouver les flics demain, j’aime autant que vous soyez prévenu. Et je préfère aussi que vous m’accompagniez.
Joss vida son calva d’un coup.
— Les flics ? Vous perdez la boule, Decambrais ! Où voyez-vous les flics là-dedans ? Ce n’est pas l’alerte générale, tout de même.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
Joss retint les mots qui lui venaient aux lèvres, à cause de la chambre. Il fallait conserver la chambre.
— Écoutez-moi bien, Decambrais, reprit-il en se dominant, on a là un gars qui, selon vous, s’amuse à recopier des vieux papiers sur la peste. Un dingue, quoi, un obsédé. Si on devait causer aux flics chaque fois qu’un cinglé ouvre la bouche, mais on n’aurait plus le temps de boire.
— Première chose, dit Decambrais en vidant la moitié de son calva, il ne se contente pas de recopier, il vous les fait crier. Il s’exprime sur la place publique, anonymement. Deuxième chose, il s’approche. Il en est aux débuts des textes. Il n’a pas encore abordé les passages qui contiennent le mot « peste », ou « mal », ou « mortalité ». Il traîne dans les préludes mais il avance. Vous comprenez, Le Guern ? Il avance . C’est cela qui est grave. Il avance . Vers quoi ?
— Ben vers la fin du texte. C’est logique, quoi. On n’a jamais vu un gars commencer un bouquin par la fin.
— Plusieurs bouquins. Et vous savez ce qu’il y a à la fin ?
— Mais je ne les ai pas lus, moi, ces foutus bouquins !
— Des dizaines de millions de morts. Voilà ce qu’il y a à la fin.
— Parce que vous vous figurez que ce dingue va tuer la moitié de la France ?
— Je n’ai pas dit ça. Je dis qu’il progresse vers un développement mortel, je dis qu’il rampe. Ce n’est pas comme s’il nous lisait Les Mille et Une Nuits .
— Il progresse, c’est vous qui le dites. Je trouve plutôt qu’il fait du sur place. Ça fait un mois qu’il nous bassine avec ses histoires de bestioles, et vas-y sous une forme et vas-y sous une autre. Si vous appelez ça progresser.
— J’en suis certain. Vous vous rappelez ces autres annonces, celles qui racontent la vie de l’homme sans queue ni tête ?
— Justement. Ça n’a rien à voir. C’est un gars, il mange, il baise, il dort, c’est tout ce qu’il a à dire.
— Ce gars, c’est Samuel Pepys.
— Ben je le connais pas.
— Je vous le présente : c’est un Anglais, un bourgeois gentilhomme qui vécut au XVIème siècle à Londres. Il travaillait d’ailleurs, soit dit en passant, à l’Office de la Marine.
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