— Non, coupa Decambrais. Il ne s’agit pas de moi. Mais il ne s’agit pas de crime non plus. Pas encore tout au moins.
— Des menaces ?
— Peut-être. Des annonces anonymes, des annonces de mort.
Joss posa ses coudes sur ses cuisses, amusé. Il n’allait pas s’en sortir aussi facilement, avec ses anxiétés fumeuses, le lettré.
— Qui visent directement une personne ? demanda Adamsberg.
— Non. Des annonces de destruction générale, de catastrophe.
— Bon, dit Adamsberg en continuant à aller et venir. Un prédicateur du troisième millénaire ? Qui annonce quoi ? L’apocalypse ?
— La peste.
— Tiens, dit Adamsberg en marquant une pause. Ça change un peu. Et comment vous l’annonce-t-il ? Par courrier ? Par téléphone ?
— Par monsieur, dit Decambrais en désignant Joss d’un geste un peu cérémonieux. Monsieur Le Guern est crieur de profession, par son arrière-arrière-grand-père. Il déclame les nouvelles du quartier au carrefour Edgar-Quinet Delambre. Il vous l’expliquera mieux lui-même.
Adamsberg se tourna vers Joss, le visage un peu las.
— Pour faire court, dit Joss, les gens qui ont quelque chose à dire me laissent des messages et moi je les lis. C’est pas sorcier. Faut une bonne voix et de la régularité.
— Donc ? dit Adamsberg.
— Chaque jour, et à présent deux ou trois fois par jour, reprit Decambrais, M. Le Guern trouve ces petits textes annonciateurs de peste. Chaque annonce nous rapproche de son explosion.
— Bien, dit Adamsberg en tirant à lui la main courante, indiquant assez par son mouvement bâclé que la discussion touchait à son terme. Depuis quand ?
— Depuis le 17 août, précisa Joss.
Adamsberg suspendit son geste et leva rapidement les yeux vers le Breton.
— Vous en êtes sûr ? demanda-t-il.
Et Joss vit qu’il s’était trompé. Pas sur la date de la première spéciale, non, mais sur les yeux du commissaire. Dans l’eau de ce regard d’algue venait de s’allumer une lumière claire, comme un minuscule incendie crevant la bogue du flotteur. Donc ça s’allumait et ça s’éteignait, comme un phare.
— Le 17 août au matin, répéta Joss. Juste après la période de cale sèche.
Adamsberg abandonna la main courante et reprit sa déambulation. Le 17 août, premier immeuble marqué de 4 dans Paris, rue de Chaillot. Du moins premier immeuble signalé. Second immeuble deux jours plus tard, à Montmartre.
— Et le message suivant ? demanda Adamsberg.
— Deux jours après, le 19, répondit Joss, et puis le 22. Ensuite, les annonces se sont resserrées. Presque tous les jours à partir du 24 et plusieurs fois par jour depuis peu.
— On peut les voir ?
Decambrais lui tendit les derniers feuillets conservés et Adamsberg les parcourut rapidement.
— Je ne saisis pas, dit-il, ce qui vous fait penser à la peste.
— J’ai identifié ces extraits, expliqua Decambrais. Ce sont des citations tirées d’anciens traités de peste, comme il en a existé des centaines à travers les siècles. Le messager en est aux signes précurseurs. Il ne va pas tarder à entrer dans le vif du sujet. On en est tout proches. Dans ce dernier passage, celui de ce matin, dit Decambrais en désignant un des feuillets, le texte s’interrompt juste avant le mot peste.
Adamsberg examina l’annonce du jour :
(…) que beaucoup se déplacent comme des ombres sur un mur, qu’on voit des vapeurs sombres s’élever du sol comme un brouillard, (…) quand on remarque chez les hommes un grand manque de confiance, la jalousie, la haine et le libertinage (…)
— À la vérité, dit Decambrais, je crois qu’on y sera demain. C’est-à-dire cette nuit, pour notre homme. A cause du Journal de l’Anglais.
— Les bouts de vie dans le désordre ?
— Ils sont dans l’ordre. Ils datent de 1665, l’année de la grande peste à Londres. Et dans les prochains jours, Samuel Pepys verra son premier cadavre. Demain, je pense. Demain.
Adamsberg repoussa les papiers sur sa table et soupira.
— Et nous, on verra quoi, à votre avis ?
— Aucune idée.
— Rien sans doute, dit Adamsberg. C’est juste que c’est désagréable, n’est-ce pas ?
— Précisément.
— Mais fantasmatique.
— Je sais. La dernière peste en France s’est éteinte à Marseille en 1722. C’est déjà une affaire de légende.
Adamsberg se passa les doigts dans les cheveux, pour les recoiffer peut-être, pensa Joss, puis rassembla les feuillets et les rendit à Decambrais.
— Merci, dit-Il.
— Je peux continuer à les lire ? demanda Joss.
— Surtout, ne vous interrompez pas. Et passez me raconter la suite.
— Et s’il n’y a pas de suite ? dit Joss.
— C’est rare que quelqu’un lance quelque chose d’aussi organisé et incongru sans que cela débouche sur une manifestation concrète, même minime. Ça m’intéresserait de savoir ce que ce type inventera pour poursuivre.
Adamsberg raccompagna les deux hommes jusqu’à la sortie et revint à son bureau d’un pas lent. Cette histoire était plus que désagréable. Elle était détestable. Quant à son rapport avec les 4, il était nul, hormis cette coïncidence de date. Il était enclin pourtant à suivre la même pente de raisonnement que Ducouëdic. Demain, cet Anglais, ce Pepys, allait rencontrer son premier mort de peste dans Londres, à l’aube de la catastrophe. Sans s’asseoir, Adamsberg ouvrit rapidement son carnet et retrouva le numéro du médiéviste que Camille lui avait donné, ce type chez qui elle avait vu le 4 à l’envers. Il consulta la pendule nouvellement suspendue, qui marquait onze heures cinq. Si le type était femme de ménage, il avait peu de chances de le trouver chez lui. Une voix d’homme lui répondit, assez jeune et empressée.
— Marc Vandoosler ? demanda-t-il.
— Il n’est pas là. Il est dans la tranchée de réserve, en mission de récurage-repassage. Je peux lui laisser un message à son cantonnement, si vous le voulez.
— Merci, dit Adamsberg un peu surpris.
Il entendit qu’on reposait le téléphone, qu’on cherchait avec bruit du papier et de quoi écrire.
— J’y suis, reprit la voix. A qui ai-je l’honneur ?
— Commissaire principal Jean-Baptiste Adamsberg, Brigade criminelle.
— Merde, dit la voix, soudain grave, Marc a des ennuis ?
— Aucun. Camille Forestier m’a donné son numéro.
— Ah Camille, dit simplement la voix, mais en chargeant ce « Camille » d’une intonation telle qu’Adamsberg, qui n’était pas un homme jaloux, connut pourtant une brève secousse, une surprise plutôt. Il existait autour de Camille des mondes très vastes et très peuplés dont il ignorait tout, par indifférence. Quand par hasard il en découvrait un fragment, il en était toujours étonné, comme s’il heurtait un continent inconnu. Qui disait que Camille ne régnait pas sur de multiples territoires ?
— C’est à propos d’un dessin, reprit Adamsberg, un graphe, plutôt énigmatique. Camille dit en avoir vu une reproduction chez Marc Vandoosler, dans un de ses livres.
— Très possible, dit la voix. Mais sûrement pas tout jeune.
— Pardon ?
— Marc ne s’intéresse qu’au Moyen Age, dit la voix avec un insensible mépris. C’est à peine s’il touche du bout des doigts au XVIIème siècle. Je suppose que ce n’est pas votre rayon d’action, dans la Criminelle ?
— On ne sait jamais.
— Bien, dit la voix. Définition de l’objectif ?
— Si votre ami connaît la signification de ce dessin, cela pourrait nous rendre service. Vous avez un fax ?
— Oui, au même numéro.
— Parfait. Je vais vous adresser le croquis et si Vandoosler possède des informations, qu’il soit aimable de me les adresser en retour.
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