— Je sais, Mané, dit Arnaud en remplissant les verres, que la vieille femme choisissait plutôt grands.
— Ça change beaucoup le goût ?
— Non, ils sont aussi bons, je t’assure. Tu n’as pas à t’en faire avec ces petits gâteaux.
— T’as raison, trêve de conneries. Où t’en es ?
— C’est prêt.
Un dur sourire élargit le visage de Mané.
— Combien de portes ?
— Deux cent cinquante-trois. Je les fais de plus en plus vite. Ils sont très beaux, tu sais, très fins.
Le sourire de la vieille femme s’agrandit encore, plus doux.
— T’as tous les dons, mon Arnaud, et ces dons, tu vas les reprendre, je te le jure bien sur l’Évangile.
Arnaud sourit aussi et posa sa tête contre la grosse poitrine affaissée de la vieille dame. Elle sentait le parfum et l’huile d’olive.
— Tous, mon petit Arnaud, répéta-t-elle en lui caressant les cheveux. Ils vont crever jusqu’au dernier, tout seuls comme des grands.
— Tous, dit Arnaud en lui serrant la main très fort. La vieille femme sursauta.
— Tu as ta bague, Arnaud ? Ta bague ?
— Ne t’inquiète pas, dit-il en se redressant, je l’ai juste changée de main.
— Montre voir.
Arnaud lui confia sa main droite, ornée d’un anneau au majeur. Elle effleura du pouce le petit diamant qui brillait dans sa paume. Puis elle l’ôta et lui passa à la main gauche.
— Laisse-la à gauche, ordonna-t-elle, et ne l’enlève jamais.
— Bon. Ne t’en fais pas.
— À gauche, Arnaud. Sur l’annulaire. Oui.
— On a attendu, on a attendu des années. Et ce soir, on y est. Je remercie le Seigneur qui m’a fait vivre pour voir cette nuit. Et s’Il l’a fait, Arnaud, c’est qu’Il le voulait. Il voulait que je soye là pour que tu puisses accomplir.
— C’est vrai, Mané.
— Buvons, Arnaud, à ton salut.
La vieille femme leva son verre et l’entrechoqua contre celui d’Arnaud. Ils avalèrent plusieurs gorgées en silence, les mains toujours entrecroisées.
— Trêve de conneries, dit Mané. Tout est bien prêt ? Tu as le code, l’étage ? Ils sont combien là-dedans ?
— Il vit tout seul.
— Viens, je vais te donner le matériel, faut pas trop que tu traînes. Je les ai affamées depuis quarante-huit heures, elles se jetteront sur lui comme la vérole sur le bas clergé. Mets tes gants.
Arnaud la suivit jusqu’à l’échelle de meunier qui grimpait au grenier.
— Te casse pas la gueule, Mané.
— T’occupe. Je fais la manœuvre deux fois par jour. Mané se hissa sans peine jusqu’au grenier, qui résonnait de couinements suraigus.
— Du calme, les petits, ordonna-t-elle. Eclaire-moi, Arnaud, celle de gauche.
Arnaud braqua sa lampe sur une vaste cage où grouillaient une vingtaine de rats.
— Regarde celui-là qu’agonise dans le coin. J’en aurai des neuves pas plus tard que demain.
— Tu es sûre qu’elles sont infectées ?
— Chargées jusqu’à la garde. Tu mettrais pas en doute ma compétence, des foyes ? A l’instant du grand soir ?
— Bien sûr que non. Mais je préférerais que tu m’en mettes dix plutôt que cinq. On serait plus sûrs.
— Je t’en mettrai quinze si tu veux. Comme ça, tu pourras dormir sur tes deux oreilles.
La vieille femme se pencha pour ramasser un petit sac de toile qui reposait sur le sol, à côté de la cage.
— Mort de peste avant-hier, dit-elle en secouant le sac sous le nez d’Arnaud. On va lui ratisser ses puces et en voiture Simone. Éclaire-moi.
Arnaud regarda Mané s’activer dans la cuisine sur le cadavre du rat.
— Fais attention à toi. Si elles te piquent ?
— Je crains rien, je te dis, gronda Nlané. Et je suis couverte d’huile de la tête aux pieds. T’es rassuré ?
Dix minutes plus tard, elle jetait la bestiole à la poubelle et tendait une grosse enveloppe à Arnaud.
— Vingt-deux puces, dit-elle, tu vois que t’as de la marge. Il glissa avec précaution l’enveloppe dans la poche intérieure de sa veste.
— J’y vais, mané.
— Ouvre-la d’un coup, rapidement, et glisse-la sous la porte. Et ouvre-la sans crainte. Tu es le maître.
La vieille femme le serra dans ses bras brièvement.
— Trêve de conneries, dit-elle. À toi de jouer, le Seigneur t’ait en sa garde et méfie-toi des flics.
Adamsberg rallia la Brigade vers neuf heures du matin. Le samedi était un jour creux, en effectif réduit, et le bruit des perceuses s’était tu. Danglard n’était pas là, certainement en train de payer le prix fort de sa cure de rajeunissement effectuée au Viking. Lui ne gardait de la veille que cette sensation particulière aux nuits passées avec Camille, une langueur dans les muscles des cuisses et du dos qui l’accompagnerait jusque vers deux heures, comme un écho feutré abrité dans son corps. Et puis ça partirait.
Il passa la matinée à faire un nouveau tour téléphonique des commissariats d’arrondissement. Rien à signaler, pas un décès suspect dans les immeubles marqués de 4. En revanche, on enregistrait trois plaintes supplémentaires pour déprédation, dans le 11ème, le 16ème et le 17ème arrondissement. Toujours des 4, toujours cette signature en trois lettres, CET. Il termina son circuit en appelant Breuil, au Quai des Orfèvres.
Breuil était un type aimable et complexe, un esthète ironiste et un cuisinier talentueux, qualités qui ne le portaient pas à juger hâtivement son prochain. Au Quai, où la nomination d’Adamsberg à la tête d’un des groupes homicide avait fait des vagues notables, eu égard à sa nonchalance, sa tenue vestimentaire et ses succès professionnels énigmatiques, Breuil était un des rares à prendre Adamsberg tel qu’il était, sans jamais être tenté de le normaliser. Une tolérance d’autant plus précieuse qu’il occupait une place influente à la Préfecture.
— Dans le cas où un ennui adviendrait dans un de ces immeubles, résuma Adamsberg, sois gentil de me faire basculer la nouvelle. Je suis dessus depuis plusieurs jours.
— C’est-à-dire de te passer la main ?
— C’est cela.
— Compte sur moi, dit Breuil. Je serais toi, je ne me bilerais pas trop cependant. Les gars qui s’activent en différé comme ton peintre du dimanche sont généralement des impuissants.
— Je me bile tout de même. Et je le surveille.
— Ils ont terminé d’installer les barreaux chez toi ?
— Encore deux fenêtres.
— Viens dîner un soir. Une mousse d’asperge au cerfeuil, tu seras surpris. Même toi.
Adamsberg raccrocha en souriant et partit déjeuner les mains dans les poches. Il marcha près de trois heures sous un ciel de septembre assez gris et regagna la Brigade en milieu d’après-midi.
Un agent inconnu se dressa à son approche.
— Brigadier Lamarre, annonça l’homme d’emblée, en tordant un des boutons de sa veste, le regard porté sur le mur d’en face. Un appel pour vous à treize heures quarante et une. Un dénommé Decambrais Hervé souhaiterait être joint au numéro ci-indiqué, acheva-t-il en lui tendant une note.
Adamsberg examina Lamarre, cherchant à croiser son regard. Le bouton malmené tomba au sol mais l’homme demeura droit, les bras retombant au long de son corps. Quelque chose dans sa haute taille, ses poils blonds, son regard bleu lui évoquait le tenancier du Viking.
— Vous êtes normand, Lamarre ? lui demanda Adamsberg.
— Affirmatif, commissaire. Né à Granville.
— Vous venez de la gendarmerie ?
— Affirmatif, commissaire. J’ai passé les concours pour être affecté à la capitale.
— Vous pouvez ramasser votre bouton, brigadier, suggéra Adamsberg et vous pouvez vous rasseoir.
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