À l’église avec ma femme, qui n’y était pas allée depuis un mois ou deux. (…) Je me demande si c’est grâce à la patte de lièvre destinée à me préserver contre les vents, mais je n’ai jamais eu la colique depuis que je la porte.
Decambrais reposa la feuille avec un soupir et reprit l’autre, celle au déclic :
Et de eis quae significant illud, est ut videas mures et animalia quae habitant sub terra fugere ad superficiem terrae et pati sedar, id est, commoveri hinc inde sicut animalia ebria.
Il en avait noté une traduction rapide en dessous, avec un point d’interrogation en son milieu : Et parmi ces choses qui en sont le signe, il y a que tu vois des rats et de ces animaux qui habitent sous la terre fuir vers la surface et souffrir ( ?), c’est-à-dire qu’ils vont hors de ce lieu comme des animaux ivres .
Il butait depuis une heure sur ce « sedar », qui n’était pas un mot latin. Il était convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une erreur de transcription, le cuistre étant si méticuleux qu’il indiquait par des points de suspension toutes les coupures qu’il se permettait d’effectuer dans les textes originaux. Si le cuistre avait tapé « sedar », c’est que ce « sedar » existait assurément, en plein cœur d’un texte en parfait bas latin. En escaladant son vieil escabeau de bois pour atteindre un dictionnaire, Decambrais s’arrêta net.
Arabe. Un terme d’origine arabe.
Presque fébrile, il revint à sa table, les deux mains appliquées sur le texte, comme pour s’assurer qu’il ne s’envolerait pas. Arabe, latin, un mélange. Decambrais rechercha rapidement les autres annonces évoquant cette fuite des anirnaux vers la surface de la terre, y compris le premier texte latin que Joss avait lu la veille et qui commençait presque à l’identique :
Tu verras les animaux nés de la corruption se multiplier sous la terre, tels les vers, crapauds et mouches, et si la cause en est souterraine, tu verras les reptiles habitant les profondeurs sortir à la surface de la terre et abandonner leurs œufs et quelque uns mourir. Et si la cause en est dans l’air, de même en ira-t-il des oiseaux.
Des écrits qui se recopiaient les uns les autres, parfois mot pour mot. Différents auteurs ressassant une seule idée, jusqu’au XVIIème siècle encore, une idée qui se transmettait de génération en génération. À la manière des moines reproduisant les décrets de l’ Auctoritas à travers les âges. Donc une corporation. Elitiste, cultivée. Mais pas des moines, non. Cela n’avait rien de religieux.
Le front appuyé sur sa main, Decambrais réfléchissait encore lorsque l’appel de Lizbeth résonna dans toute la maisonnée pour appeler à table, comme une chanson.
En descendant à la salle à manger, Joss découvrit les convives de l’hôtel Decambrais déjà tous installés, rompus aux usages, déroulant leurs serviettes de table hors de leurs ronds en bois, chacun des ronds étant marqué d’un signe distinctif. Il avait hésité à rejoindre la tablée dès ce soir — le dîner demi-pension n’étant pas obligatoire, si tant est qu’on avait signalé son absence la veille —, saisi d’un embarras inaccoutumé. Joss s’était habitué à vivre seul, bouffer seul, dormir seul et parler seul, sauf quand il allait parfois dîner chez Bertin. Durant les treize années de sa vie parisienne, il avait eu trois amies, pour des temps assez courts, mais jamais il n’avait osé les emmener dans sa chambre pour leur proposer l’accueil du matelas posé a même le sol. Les maisons des femmes, même rudimentaires, avaient toujours été plus accueillantes que sa retraite délabrée.
Joss fit un effort pour secouer cette balourdise qui semblait revenir des temps anciens de son adolescence, agressive et empruntée. Lizbeth lui sourit en lui tendant son rond de serviette personnel. Quand Lizbeth souriait si largement, il ressentait l’envie, dans un brusque élan, de se jeter contre elle, comme un naufragé qui rencontre un rocher dans la nuit. Un splendide rocher, rond, lisse et sombre, auquel on vouera une gratitude éternelle. Ça l’étonnait. Il ne connaissait cette violence sentimentale qu’avec Lizbeth, et quand elle souriait. Un murmure confus des convives souhaita la bienvenue à Joss, qui prit place à la droite de Decambrais. Lizbeth présidait à l’autre bout de la table, s’activant au service. Il y avait là les deux autres pensionnaires de l’hôtel, chambre 1, Castillon, un forgeron retraité qui avait passé la première moitié de sa vie à exercer la profession de prestidigitateur, courant tous les cabarets d’Europe, et, chambre 4, Evelyne Curie, une petite femme de moins de trente ans, effacée, le visage doux et démodé, penché vers son assiette. Lizbeth avait affranchi Joss dès son arrivée à l’hôtel.
— Attention marinier, avait-elle sermonné en l’attirant discrètement dans la salle de bains, pas de bévue. Avec le Castillon, tu peux y aller franchement, c’est un costaud qui se croit très fort pour la rigolade, ça ne présume pas de l’intérieur mais tu ne risques pas de faire de la casse. T’inquiète pas si tu vois s’envoler ta montre an cours du dîner, c’est plus fort que lui, il te la rend toujours au dessert. C’est compote toute la semaine ou fruits frais selon la saison, gâteau de semoule le dimanche. Ici, c’est pas de la cuisine en plastique, tu peux manger les yeux fermés. Mais gare à la petite. Elle est là depuis dix-huit mois, en sécurité. Elle s’est barrée du domicile conjugal après s’être fait cogner dessus pendant huit ans. Huit ans, tu te figures ça ? Paraît qu’elle l’aimait. Enfin, elle a fini par retrouver sa raison et elle a rappliqué ici un beau soir. Mais attention, marinier. Son homme la cherche dans toute la ville pour lui faire la peau et la ramener au bercail. C’est pas compatible évidemment, mais ces types-là, c’est comme ça que ça marche, il n’y a pas trente-six commandes. Il est prêt à la buter pour pas qu’elle soit à d’autres, tu as vécu, tu connais la musique. Alors, le nom d’Évelyne Curie, tu ne sais pas, tu n’as jamais entendu. Ici, on l’appelle Éva, ça n’engage à rien. Reçu, marinier ? Tu la traites avec ménagement. Elle ne parle pas beaucoup, elle sursaute souvent, elle rougit, comme si elle avait toujours peur. Petit à petit elle se remet, mais faut le temps. Quant à moi, tu me connais assez, je suis bonne fille mais les blagues de cul, je peux plus les encaisser. C’est tout. Descends à table, ça va être l’heure, et mieux vaut que tu le saches d’entrée, c’est deux bouteilles et, parce que Decambrais a tendance, donc je freine, pas plus. Ceux qui veulent une rallonge vont au Viking. Et petit déjeuner de sept à huit, ça arrange tout le monde sauf le forgeron qui se lève tard, chacun sa manière. Je t’ai tout dit, reste pas dans mes jambes, je te prépare ton rond. J’en ai un avec un poussin et un avec un bateau. Qu’est-ce que tu préfères ?
— Quel rond ? avait demandé Joss.
— Pour rouler ta serviette. Lessive toutes les semaines, au fait, le blanc le vendredi, la couleur le mardi. Si tu ne veux pas que ton linge tourne avec celui du forgeron, t’as la laverie à deux cents mètres. Si tu veux le repassage, faudra payer Marie-Belle en sus, qui vient pour les vitres. Alors pour le rond, tu décides quoi ?
— Le poussin, avait répondu Joss fermement.
— Les hommes, avait soupiré Lizbeth en sortant, faut toujours que ça fasse les malins.
Soupe, sauté de veau, fromages et poires cuites. Castillon parlait un peu tout seul, Joss attendait prudemment de prendre ses marques, comme on aborde une mer nouvelle. La petite Éva mangeait sans bruit et ne leva qu’une seule fois le visage pour demander du pain à Lizbeth. Lizbeth lui sourit et Joss eut l’impression curieuse qu’Eva avait eu envie de se jeter dans ses bras. A moins que ce ne fût encore lui.
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