— « Terrae putrefactae signa sunt animalium ex putredine nascentium multiplicatio, ut sunt mures, ranae terrestres (…), serpentes ac vermes, (…) praesertim si minime in illis locis nasci consuevere. »
— Je peux les garder ? demanda-t-il.
— Si ça vous avance.
— À rien, pour le moment. Mais je trouverai, Le Guern, je trouverai. Ce type joue au chat et à la souris mais un jour, un mot de plus me mettra sur la piste, j’en suis convaincu.
— Pour aller où ?
— Pour savoir ce qu’il veut.
Joss haussa les épaules.
— Avec votre tempérament, vous n’auriez jamais pu faire crieur. Parce que si on s’arrête sur tout ce qu’on lit, c’est la fin de tout. On ne peut plus crier, on s’étrangle. Un crieur, ça doit être au-dessus des choses. Parce que j’en ai vu des cinglés défiler dans mon urne. Seulement, j’ai jamais vu quelqu’un qui payait plus que le tarif réglementaire. Ni qui causait en latin, ou avec des vieux S en forme de F. À quoi ça sert, on se demande.
— À avancer masqué. D’une part ce n’est pas lui qui parle, puisqu’il cite des textes. Vous voyez l’astuce ? Il ne se mouille pas.
— Je n’ai pas confiance dans les gars qui se mouillent pas.
— D’autre part il choisit des textes anciens qui n’ont de sens que pour lui. Il se planque.
— Remarquez, dit Joss en agitant son couteau, j’ai rien contre l’ancien. Je fais même une page d’histoire de France à la criée, vous avez remarqué ? Ça remonte à l’école, ça. J’aimais bien l’histoire. J’écoutais pas, mais j’aimais bien.
Joss termina son assiette et Decambrais demanda un quatrième pichet. Joss lui jeta un coup d’œil. Il avait une bonne descente, l’aristo, sans compter tout ce qu’il s’était enfilé en l’attendant. Lui-même suivait le rythme, mais il sentait son contrôle lui échapper furtivement. Il regarda attentivement Decambrais qui n’avait pas l’air tellement stable, tout compte fait. Sûrement qu’il avait bu pour se décider à parler de la chambre. Joss réalisa que lui aussi reculait. Tant qu’on parle de trucs et de machins, on ne parle pas de l’hôtel et c’est toujours ça de gagné.
— C’est le prof que j’aimais bien, dans le fond, ajouta Joss. Il aurait parlé chinois que ça m’aurait plu quand même. Quand ils m’ont viré de la pension, c’est le seul que j’ai regretté. C’étaient pas des rigolos à Tréguier.
— Qu’est-ce que vous foutiez à Tréguier ? Je vous croyais du Guilvinec.
— Je foutais rien, justement. J’étais en pension pour qu’on me refasse le caractère. Ils se sont usé les griffes pour rien. Deux ans plus tard, ils m’ont renvoyé au Guilvinec, rapport à la mauvaise influence que j’avais sur mes camarades.
— Je connais Tréguier, dit négligemment Decambrais en remplissant son verre.
Joss le regarda d’un air sceptique.
— La rue de la Liberté, vous connaissez ?
— Oui.
— Ben c’est là qu’elle était, la pension de garçons.
— Oui.
— Juste après l’église Saint-Roch.
— Oui.
— Vous allez dire « oui » à tout ce que je dis ?
Decambrais haussa les épaules, la paupière lourde. Joss secoua la tête.
— Vous êtes bourré, Decambrais, dit-il. Vous pouvez plus soutenir.
— Je suis bourré mais je connais Tréguier. L’un n’empêche pas l’autre.
Decambrais vida son verre et fit signe à Joss de remplir à nouveau.
— Des blagues, dit Joss en s’exécutant. Des blagues pour m’amadouer. Si vous me croyez assez con pour mollir sous prétexte qu’un gars a traversé la Bretagne, vous faites drôlement erreur. Je ne suis pas patriote, moi, je suis marin. Je connais des Bretons qui sont aussi crétins que les autres.
— Moi aussi.
— C’est pour moi que vous dites ça ?
Decambrais secoua la tête mollement et il se fit un assez long silence.
— Mais c’est vrai que vous connaissez Tréguier ? reprit Joss avec l’entêtement de ceux qui ont trop bu.
Decambrais acquiesça et vida son verre.
— Eh bien moi, je ne connais pas trop, dit Joss, brusquement triste. Le taulier de la pension, le père Kermarec, s’arrangeait pour me coller tous les dimanches. La ville, je crois bien que je ne l’ai vue qu’à travers les vitres et les récits des copains. C’est ingrat, la mémoire, parce que je me souviens du nom de ce salaud mais pas de celui du prof d’histoire, qu’était le seul à me défendre.
— Ducouëdic.
Joss releva lentement la tête.
— Comment ? dit-il.
— Ducouëdic, répéta Decambrais. Le nom de votre prof d’histoire.
Joss plissa les yeux et se pencha par-dessus la table.
— Ducouëdic, confirma-t-il. Yann Ducouëdic. Dites donc, Decambrais, vous m’espionnez ? Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous êtes flic ? C’est ça, Decambrais, vous êtes flic ? Les messages, c’est de la blague, la chambre, c’est de la blague ! Tout ce que vous voulez, c’est m’attirer dans votre truc de flic !
— Vous craignez les flics, Le Guern ?
— Ça vous regarde ?
— C’est votre affaire. Mais je ne suis pas flic.
— Tu parles. Comment vous le connaissez, mon Ducouëdic ?
— C’était mon père.
Joss se pétrifia, les coudes sur la table, la mâchoire en avant, ivre et indécis.
— Des blagues, marmonna-t-il après une longue minute. Decambrais écarta le pan gauche de son veston et, à gestes un peu imprécis, repéra sa poche intérieure. Il en sortit son portefeuille et en tira une carte d’identité qu’il tendit au Breton. Joss l’examina longuement, longeant du doigt le nom, la photo, le lieu de naissance. Hervé Ducouëdic, né à Tréguier, soixante-dix berges.
Quand il releva la tête, Decambrais avait posé un index sur ses lèvres. Silence. Joss inclina la tête plusieurs fois. Des embrouilles. Ça, il pouvait comprendre, même bourré. Il régnait cependant un tel boucan au Viking qu’on pouvait parler doucement sans risque.
— Alors… « Decambrais » ? murmura-t-il.
— De la foutaise.
Alors là, chapeau bas. Chapeau bas l’aristo. Fallait lui reconnaître ça. Joss prit tout son temps pour réfléchir encore.
— Et alors, reprit-il, aristo, vous l’êtes ou vous l’êtes pas ?
— Aristo ? dit Decambrais en rempochant sa carte. Dites, j’étais aristo, je ne m’userais pas les yeux à faire de la dentelle.
— Mais aristo fauché ? insista Joss.
— Même pas. Fauché tout court. Breton tout court.
Joss s’adossa à sa chaise, décontenancé, comme lorsqu’une lubie ou un rêve vous abandonne d’un coup sans crier gare.
— Attention, Le Guern, dit Decambrais. Pas un mot, à personne.
— Lizbeth ?
— Même Lizbeth ne le sait pas. Personne ne doit le savoir.
— Alors pourquoi vous me l’avez dit ?
— Donnant donnant, expliqua Decambrais en vidant son verre. À honnête homme, honnête homme et demi. Si ça vous fait changer d’avis pour la chambre, dites-le tout net. Je peux comprendre.
Joss se redressa d’un coup.
— Vous la prenez toujours ? demanda Decambrais. Parce que j’ai des demandes.
— Je prends, dit Joss précipitamment.
— Alors à demain, dit Decambrais en se levant, et merci pour les messages.
Joss le rattrapa par la manche.
— Decambrais, qu’est-ce qu’ils ont ces messages ?
— Souterrains, putrides. Dangereux aussi, j’en suis certain. Dès que j’ai une lueur, je vous le dirai.
— Le phare, dit Joss un peu rêveur, quand on voit le phare.
— Exactement.
Une bonne partie des 4 avait déjà été effacée sur les portes des appartements des trois immeubles marqués, surtout ceux du 18ème arrondissement qui dataient de dix et huit jours déjà, selon les témoignages de quelques occupants. Mais c’était une peinture acrylique de bonne qualité et il demeurait des traces noirâtres bien visibles sur les pans de bois. En revanche l’immeuble de Maryse présentait encore de nombreux spécimens intacts qu’Adamsberg fit photographier avant destruction. Ils étaient réalisés à la main un par un et non pas en série au pochoir. Mais ils présentaient tous les mêmes particularités : d’une hauteur de soixante-dix centimètres, le trait large de trois bons centimètres, ils étaient tous inversés, pattés à la base et munis de deux barres sur la branche basse.
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