— Les chaussures, dit soudain Adamsberg en pianotant sur le hublot. Ce n’est pas le meurtrier de Garches qui a d’abord inquiété Carnot, c’est celui qui a découpé les pieds de Londres. Et bon sang, Veyrenc, parmi ces pieds, plusieurs paires sont bien trop vieilles pour Zerk.
— Je ne connais pas le dossier, répéta Veyrenc.
— Je te parle de dix-sept vieux pieds coupés à la cheville qui ont été déposés dans leurs chaussures devant le cimetière de Higegatte, à Londres, il y a dix jours.
— Qui te l’a dit ?
— Personne. J’y étais, avec Danglard. Higegatte appartient à Peter Plogojowitz. Son corps fut transporté sur cette colline avant la construction du cimetière, pour échapper aux fureurs des habitants de Kisilova.
L’hôtesse revenait sans cesse vers eux, clairement fascinée par la chevelure bigarrée de Veyrenc. La veilleuse au-dessus de sa tête y allumait chacune de ses mèches rousses. Elle apportait tout en double, le champagne, les chocolats et les essuie-mains.
— Un gros homme à cigare se tenait derrière le lord déchaussé, dit Adamsberg, après avoir exposé à Veyrenc l’histoire de Highgate aussi nettement qu’il le pouvait. Le Cubain était Paole, sans doute. Qui venait de déposer sa collection, comme un défi lancé sur la terre de Plogojowitz. Qui se servait de lord Clyde-Fox pour nous amener au dépôt.
— Quel intérêt ?
— Faire le lien. Paole doit associer sa collection à la destruction des Plogojowitz. Il a profité de l’arrivée des flics français pour croiser notre route, sachant que son crime de Garches allait tomber sur la Brigade. Il ne pouvait pas deviner que Danglard reconnaîtrait un pied kisilovarien dans l’amas, peut-être le pied de son oncle, ou de son voisin, l’oncle par alliance de Danglard étant le dedo de Vladislav, son grand-père.
Veyrenc posa sa coupe de champagne, ferma un peu les yeux en battant des cils, selon ce léger réflexe de recul qu’il avait souvent.
— Laissons tomber, dit-il. Dis-moi simplement en quoi cela apporte un nouvel élément pour Armel.
— Il y a des paires de pieds qui ont été coupées quand Zerk était encore enfant, voire nourrisson. Quoi que je pense de lui, je ne crois pas que ton neveu tranchait des pieds à cinq ans dans les arrière-chambres des magasins de pompes funèbres.
— Non, sans doute non.
— Et je pense que ce que connaissait Emma Carnot, c’était une chaussure, ajouta Adamsberg, suivant une autre pensée, attrapant un nouveau poisson qui bondissait dans ses eaux. Une chaussure qu’elle a vue il y a très longtemps, avec un pied dedans, et qu’elle a reliée à la découverte de Higegatte, puis à Garches. Et qui se rattache à elle. Car cela, Veyrenc, nous avons totalement oublié d’y penser.
— À quoi ? dit Veyrenc en rouvrant les yeux.
— À celui qui manque. Au dix-huitième pied.
Depuis l’aéroport, Adamsberg avait convoqué un colloque à la Brigade, obligation exceptionnelle en ce dimanche soir. Trois heures plus tard, chacun avait plus ou moins assimilé les derniers événements de l’enquête, dans le désordre et dans la confusion des paroles, accrus par la fatigue du commissaire. Certains disaient à la pause qu’il était patent que le commissaire avait passé une nuit momifié dans un caveau gelé au bord de l’asphyxie. Que son nez busqué en était resté pincé et que ses yeux s’étaient enfoncés plus encore dans les lointains. On saluait Veyrenc, on lui frappait dans le dos, on le félicitait. Estalère était surtout préoccupé par cette Vesna, cette morte vermeille de presque trois siècles auprès de qui Adamsberg avait passé la nuit. Lui seul connaissait l’histoire d’Elisabeth Siddal et il avait retenu chaque détail du récit du commandant Danglard. Restait un point qu’il n’avait pas résolu : Dante avait-il fait ouvrir le cercueil de sa femme par amour ou pour reprendre ses poèmes ? Selon les jours et son état d’esprit, sa réponse variait.
Il y avait des zones tout à fait opaques dans l’exposé du commissaire, et sur lesquelles il ne paraissait pas disposé à s’expliquer. Ainsi de la présence incompréhensible de Veyrenc à Kisilova. Adamsberg n’avait nulle intention d’apprendre à son équipe qu’il avait abandonné un fils nommé Zerk, que ce fils avait fraîchement débarqué de l’enfer et qu’il était l’auteur probable des pataugières de Garches et de Pressbaum. Il n’avait pas dit mot non plus des questions ambiguës que suscitait le cas de Weill. Et hormis Danglard, l’équipe n’était pas au courant du danger représenté par Emma Carnot. Fait qui aurait obligé Adamsberg à exposer la trahison de Mordent, ce qu’il n’était pas prêt à faire. La jeune fille — Élaine, si c’était bien son prénom — passait en jugement dans quatre jours. Dinh avait réussi à retenir l’échantillon durant trois jours entiers sans même encourir un blâme. Grâce peut-être à l’amusement de sa lévitation, réelle ou rêvée, qui lui valait l’indulgence de ses collègues.
Adamsberg avait en revanche exposé en détail l’affrontement des familles Paole et Plogojowitz. C’est-à-dire, si l’on résumait brutalement les choses, avait dit Retancourt, une guerre sans merci entre deux lignées de vampires s’anéantissant l’une l’autre, l’événement déclencheur étant advenu il y a trois siècles. Or, puisque les vampires n’existaient pas, que devait-on faire et où allait l’enquête ?
Ici ressurgit à pleine puissance l’antagonisme qui divisait les membres de la Brigade entre les positivistes matérialistes que les errances d’Adamsberg indisposaient gravement, parfois jusqu’à la révolte, et ceux plus conciliants qui ne voyaient pas le mal à pelleter des nuages de temps à autre.
Retancourt, tout d’abord florissante du plaisir de revoir Adamsberg vivant, s’était repliée sur une pose farouche à la première mention des vampiri et du lieu incertain. Force lui était d’admettre, signala Adamsberg, qu’il y avait beaucoup de Plog dans les noms des victimes et de leur entourage. D’admettre que le vieux Vaudel, authentique petit-fils d’un Andras Plog, avait écrit à Frau Abster, née Plogerstein, pour la mettre en garde et lui rappeler de garder Kisilova hors de toute atteinte — ni plus ni moins de protéger la famille Plogojowitz. Qu’il avait bel et bien été bouclé dans le caveau des neuf victimes de Peter. Que les pieds coupés de Londres — aux fins d’empêcher les morts de revenir — avaient été déposés sur le fief londonien de Plogojowitz, à Highgate. Qu’une paire de ces pieds appartenait à un Mihai Plogodrescu. Que le massacre de Pierre Vaudel-Plog et de Conrad Plögener correspondait strictement à l’abolition d’une créature vampirique : ainsi qu’on l’avait déjà dit, ils n’avaient pas seulement été tués, ils avaient été anéantis, à commencer par les pièces principales qu’étaient les pouces des pieds et les dents. Qu’on avait opéré une destruction minutieuse de l’appareil fonctionnel, de l’appareil spirituel, et de l’appareil de manducation. Que tout indiquait que cette triple destruction avait pour objectif d’empêcher la reconstitution du corps à partir d’un seul de ses fragments, la recomposition de l’homogénéité démoniaque. Ainsi que le prouvait la dispersion des fragments, de même qu’on déposait la tête du vampire entre ses pieds. Qu’Arandjel — le Danglard de la Serbie, avait expliqué Adamsberg pour affermir son propos — assurait que la famille du soldat Arnold Paole avait été la proie tragique et certaine de Peter Plogojowitz.
Les positivistes étaient navrés, les conciliants acquiesçaient et prenaient des notes. Estalère, lui, suivait avec passion l’exposé du commissaire. Il n’avait jamais mis en doute une seule de ses paroles, qu’elle soit pragmatique ou irrationnelle. Mais en ces moments d’affrontement intellectuel entre le commissaire et Retancourt, son affection fétichiste pour la grosse femme déchirait son esprit en deux moitiés inconciliables.
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