— Jusqu’à la découverte de Higegatte. Elle a compris.
— C’est évident. Dix-sept pieds devant un cimetière, et elle connaissait le dix-huitième. Si l’on apprenait qu’elle avait épousé un homme qui avait découpé les pieds de neuf cadavres, elle était bonne pour la casse. Par mauvaise chance, vous étiez sur les lieux à Londres. Elle n’avait plus qu’à vous démolir corps et biens. En moins d’un jour, elle a repéré la faille de Mordent et s’est annexé l’homme. Quand la machine Carnot se met en marche, rien ne peut la surpasser en promptitude, surtout pas vous, commissaire. L’affaire de Garches a éclaté le dimanche, elle a fait le lien avec Highgate avant vous. Comment, je ne sais pas. Peut-être ce découpage. Elle a saboté l’enquête, elle a fait tirer sur Émile, exigé de Mordent qu’il provoque la fuite du suspect et qu’il place la douille et les pelures chez Vaudel. Pour sauver le vrai coupable, pour vous saborder et qu’on n’entende plus jamais votre voix.
— Quel est le nom de son mari, Weill ? demanda Adamsberg avec lenteur.
— Aucune idée. La maison bourguignonne est au nom de la mère, elle est dans la famille Carnot depuis quatre générations. Et dans ce hameau comme dans tous les hameaux, on a donné au mari le nom de la maisonnée. On l’appelait M. Carnot, ou « l’époux de Mme Carnot ». Il n’y venait que pour la chasse.
— Mais elle, bon sang ? On a son nom de femme mariée ? Dans la déposition ?
— Elle était divorcée depuis longtemps quand elle a déposé. Quand elle a commencé dans la carrière à vingt-sept ans, elle s’appelait à nouveau Carnot. Cela fait donc au moins vingt-cinq ans qu’elle a repris son nom de jeune fille. Ce mariage a été une rapide affaire de jeunesse.
— Il nous faut cette déposition, Weill. C’est notre seul élément contre elle.
Weill ricana, et demanda quelques minutes pour aller tourner son carré d’agneau.
— On dirait, Adamsberg, que l’absolu pouvoir de ces gens vous échappe encore. Il n’y a plus de déposition. C’est uniquement la mémoire du brigadier d’Auxerre qui m’a restitué l’histoire. Il ne reste aucune trace paperassière. Ils font parfaitement les choses.
— Weill, il nous reste un témoin du mariage.
— Aucun écho pour le moment. Mais il y a la mère d’Emma Carnot. Elle a dû connaître le jeune mari, ne serait-ce que quelques joins. Marie-Josée Carnot, rue des Ventilles, 17, à Bâle, Suisse. Il serait avisé de la protéger.
— C’est sa mère, bon sang.
— Et elle, c’est Emma Carnot. Le témoin qui a été abattu à Nantes était sa propre cousine. Prévenez votre collègue Nolet. S’il ose poursuivre.
— Quel est le message, Weill ?
— Protégez la mère.
— Comment Carnot a-t-elle pu savoir où allait Émile ?
— Elle l’a attrapé quand bon lui semblait, et pour en faire ce qu’elle voulait.
— Les flics de Garches eux-mêmes l’ont manqué.
— Adamsberg, vous n’êtes vraiment pas fait pour travailler là-haut. Les flics de Garches n’ont jamais perdu la trace d’Emile, et ils l’avaient bien en main quand il s’est réfugié à l’hôpital. Mais un ordre tombé de là-haut leur a ordonné de le laisser courir, de le suivre, de signaler son point de chute puis de disparaître. Ce qu’ils ont fait. C’est comme cela que ça obéit, en bas.
Adamsberg raccrocha, fit tourner l’appareil éteint sur la table. Il avait donné le cœur en mousse à Danica.
— Danglard, je vous confie la mère. Protection Retancourt.
— Pas sa mère, souffla Veyrenc.
— Il y a bien des gars qui mangent une armoire, Veyrenc.
Danglard s’éloigna pour appeler Retancourt. Démarrage immédiat pour la Suisse. Dès l’instant où ils la surent prête à prendre la route, les trois hommes respirèrent et Danglard commanda de l’armagnac.
— Je préférerais un rakija après mon kafa, comme à la kruchema.
— Comment se fait-il, commissaire, que vous ayez mémorisé des mots serbes quand vous n’êtes pas foutu de vous rappeler le simple nom de Radstock ?
— J’ai mémorisé des mots kiseljeviens, nuança Adamsberg. Sûrement parce que c’est un lieu incertain, Danglard, où adviennent des choses hors du commun. « Hvala », « dobro vece », « kajmak ». Dans le caveau, j’ai aussi songé aux « kobasice ». N’espérez rien de grand, ce ne sont que des saucisses.
— Pimentées, précisa Veyrenc.
Et Adamsberg ne s’étonna pas que Veyrenc en sût déjà plus que lui.
— Weill semble correct, dit Danglard.
— Oui, dit Veyrenc. Ça ne veut rien dire. Weill est toujours au summum de l’art. Policier et autre.
— Pourquoi donnerait-il Carnot ?
— Pour la bousiller. Elle fait des erreurs, elle est dangereuse.
— Weill n’est pas Arnold Paole. Il n’est pas l’ancien époux.
— Pourquoi pas ? proposa Veyrenc sans conviction. Quel rapport entre le jeune homme d’il y a vingt-neuf ans et l’homme d’aujourd’hui, sophistiqué, ventru et barbe blanche ?
— Je ne peux pas mettre un officiel en garde près du domicile de Weill, dit Adamsberg. Veyrenc ?
— Entendu.
— Passez prendre une arme chez Danglard. Et couvrez vos cheveux.
Un point de lumière brillait sous l’appentis. Lucio donnait à manger à la mère chat. Adamsberg le rejoignit, s’assit au sol jambes croisées.
— Toi, dit Lucio sans lever la tête, tu reviens de loin.
— Plus loin que tu ne crois, Lucio.
— Aussi loin que je le crois, hombre. La muerte.
— Si.
Adamsberg n’osait pas demander comment allait la petite, Charme. Il jetait des coups d’œil de droite, de gauche, incapable de la reconnaître parmi les chatons qui vadrouillaient dans l’ombre. J’ai tué la petite chatte d’un seul coup de botte. Elle a giclé partout.
— Pas d’ennui ? questionna-t-il malaisément.
— Si.
— Dis toujours.
— Maria a trouvé la cache à bière sous le buisson. Faut qu’on déniche un autre endroit.
Un chaton s’avança maladroitement, se cogna à la jambe d’Adamsberg. Il le souleva d’une main, croisa ses yeux à peine ouverts.
— Charme, dit-il. C’est elle ?
— Tu la reconnais pas ? C’est toi qui l’as mise au monde quand même.
— Oui. Bien sûr.
— Des fois, tu vaux rien, dit Lucio en secouant la tête.
— C’est que je m’inquiétais pour elle. J’ai fait un rêve.
— Raconte, hombre.
— Non.
— Ça se passe dans le noir, hein ?
— Oui.
Adamsberg passa les deux jours suivants à disparaître. Il venait à la Brigade pour quelques instants, téléphonait, prenait ses messages, repartait, inaccessible. Il prit le temps de sonner chez Josselin pour faire vérifier ses acouphènes. Le médecin avait enfoncé ses doigts dans ses oreilles, satisfait, puis diagnostiqué un choc à casser un homme en miettes, stress de mort, n’est-ce pas ? Mais déjà presque cicatrisé, avait-il ajouté, surpris.
L’homme aux doigts d’or avait emporté ses acouphènes dans ses mains et Adamsberg prit le temps de retrouver les bruits de la rue sans le parasitisme de sa ligne à haute tension. Puis il reprit sa course, serrant les traces d’Arnold Paole. L’enquête avançait mal sur le père Germain, qui refusait de livrer quoi que ce soit sur sa généalogie, comme c’était son droit. Et son nom véritable, Henri Charles Lefèvre, était si répandu que Danglard dérapait dès les premiers efforts pour remonter son ascendance. Danglard avait confirmé le sentiment de Veyrenc : le père Germain, déroutant, autoritaire, doté d’une force physique peu agréable et peut-être séduisante, n’avait rien pour susciter la sympathie des hommes et tout pour fasciner des freluquets chanteurs. Adamsberg avait écouté son rapport d’un air distrait, et froissé une fois de plus la susceptibilité de Danglard.
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