— Parce que Mordent y tient, quoi qu’il soit devenu aujourd’hui. Le tueur s’asseyait là.
— Histoire de souffler un peu, je suppose.
— Oui. Il y avait du crottin sous ses bottes, il en a déposé quelques boulettes ici et là.
— Combien de boulettes ?
— Quatre.
— Tu vois. Armel n’aime pas les chevaux. Il est tombé quand il était petit. Ce n’est pas un va-t-en-guerre.
— Il va parfois à la campagne ?
— Il descend au village presque tous les deux mois, pour voir ses grands-parents.
— Tu sais qu’il y a du crottin dans certains chemins du village, dit Adamsberg avec une grimace. Il a des bottes ?
— Oui.
— Il les met pour se promener ?
— Oui.
Les deux hommes regardèrent par la fenêtre, un moment silencieux.
— Tu parlais des poils.
— Le tueur en a laissé sur le fauteuil. Ça accroche beaucoup sur du velours. Il en portait donc sur les fesses de son pantalon, droit venus de chez lui. Si on suppose que le brave mouchoir a été pris à Zerk par le meurtrier, on suppose de même pour les poils de chien.
— Je vois, dit Veyrenc d’une voix terne.
— Il n’est déjà pas facile de voler le mouchoir de quelqu’un, mais comment s’y prend-on pour prélever les poils de son chien ? En les ramassant un à un sur son tapis, sous l’œil de Zerk ?
— En entrant chez lui en son absence.
— On a contrôlé cela. Il y a un code puis un interphone. Cela implique que l’homme serait assez intime avec Zerk pour connaître son code. Admettons. Mais il faut crocheter la seconde porte. Puis celle de Zerk. Aucune des serrures n’a été forcée. Pire : notre ami Weill et la voisine d’en face assurent que Zerk ne recevait personne. Il n’a pas d’amie ?
— Pas depuis un an. Tu parles du Weill du Quai ?
— Oui.
— Pourquoi est-il dans le coup ?
— Parce qu’il habite le même immeuble que ton neveu. Ils s’entendaient bien. À croire que cela amusait Zerk de frôler les flics.
— Non. C’est moi, par l’entremise de Weill, qui lui ai trouvé ce logement quand il est venu vivre à Paris. Je ne savais pas qu’ils se voyaient.
— Si. Et Weill s’y est attaché. Il le défend.
— C’est lui qui t’a appelé hier matin quand on chauffait ton sabot de cheval ? Sur ton second téléphone ?
— Oui. Il s’est impliqué dès le début. Il traque le monde de là-haut. C’est lui aussi qui m’a donné ce téléphone. Et qui a ôté le GPS du mien avant mon départ, ajouta Adamsberg après un moment.
— Regrettable initiative.
— Plog, murmura Adamsberg.
— Qu’entends-tu par « plog » ?
— C’est un mot de Vladislav, dont le sens varie selon le contexte. Qui peut signifier « certes », « exactement », « d’accord », « compris », « trouvé », ou éventuellement « foutaises ». C’est comme une goutte de vérité qui tombe.
En raison de son abondance, le déjeuner de Danica fut déballé sur une double table de l’aéroport de Belgrade, accompagné de bières et de cafés. Adamsberg mâchait sa tartine de kajmak, il répugnait à poursuivre sa pensée.
— Il faut admettre, dit prudemment Veyrenc, que l’intrusion de Weill dans le circuit réglerait la question de la porte à interphone. Il habite l’immeuble, il en a les clefs.
Il connaît Armel. L’homme est intelligent, raffiné et indiscutablement tyrannique, propre à prendre de l’ascendant sur un jeune homme comme Armel.
— La serrure de Zerk n’a pas été forcée.
— Weill est flic, Weill possède un passe. C’est une serrure facile ?
— Oui.
— Il allait voir Armel ?
— Non, mais on n’a que la parole de Weill. En revanche, il arrivait souvent à Zerk de se joindre à la table ouverte du mercredi soir.
— Ce qui facilite d’autant la récupération d’un mouchoir sale et de poils du chien. Mais pas des bottes au crottin.
— Si. La gardienne cire l’escalier de bois, elle ne veut pas qu’on y monte avec des chaussures crottées. Les bottes ou autres chaussures de randonnée sont déposées au rez-de-chaussée, dans un petit placard sous l’escalier, dont chaque occupant a la clef. Merde, Veyrenc, Weill est au Quai depuis plus de vingt ans.
— Weill se fout de la police, il n’aime que la provocation, la cuisine et l’art — et pas les formes classiques de l’art. Tu es déjà allé chez lui ?
— Plusieurs fois.
— Tu connais donc ce splendide et affolant capharnaüm. On ne peut pas l’oublier quand on l’a vu une fois. Tu te souviens de la statue de l’homme en haut-de-forme et en érection, qui jongle avec des bouteilles ? De la momie d’ibis ? Des autoportraits ? Du canapé d’Emmanuel Kant ?
— Du valet de chambre d’Emmanuel Kant.
— Oui, du valet Lampe. Du siège où est mort un évêque ? De la cravate en plastique jaune venue de New York ? Au sein de ce grand bazar esthétique, l’écrasement des Plogojowitz par un vieux Paole du XVIII esiècle doit revêtir une valeur artistique. Comme Weill le revendique lui-même, l’art est un sale boulot mais il faut bien que quelqu’un le fasse.
Adamsberg secoua la tête.
— C’est lui qui a monté l’échelle qui mène là-haut jusqu’au septième barreau, à Emma Carnot.
— La vice-présidente du Conseil ?
— Elle-même.
— Qu’est-ce qu’il lui veut ?
— Carnot a acheté le président de la Cour de cassation qui a acheté le procureur qui a acheté le juge qui a acheté un autre juge qui a acheté Mordent. Sa fille passe au tribunal dans quelques jours, elle risque gros.
— Merde. Qu’est-ce que Carnot a demandé à Mordent ?
— Qu’il lui obéisse. C’est Mordent qui a fait fuiter les informations dans la presse pour couvrir la fuite de Zerk. Dès le matin de la découverte du meurtre, il a accumulé les bourdes pour massacrer l’enquête et il a finalement déposé chez le fils Vaudel de quoi me faire mettre au trou à la place du tueur.
— Les braves pelures de crayon ?
— C’est cela. Emma Carnot est liée au meurtrier d’une manière ou d’une autre. La page du registre où figure son mariage a été arrachée. Il faut croire que si ce mariage s’apprend, sa carrière explose. Un des témoins a déjà été abattu. On cherche le second. Carnot écraserait n’importe qui sous sa botte pour sauver ses intérêts.
Cette phrase fit passer sous les yeux d’Adamsberg l’image de la petite chatte sous la botte de Zerk et il frissonna.
— Elle n’est pas la seule.
— C’est bien pourquoi sa machine de guerre va rouler sans accroc, chacun y trouvera son compte. Sauf les prochaines victimes de Paole, sauf Émile et sauf moi, qui vais sauter dans trois jours. Comme un crapaud fumeur.
— Tu parles des crapauds auxquels on collait une cigarette dans le bec ?
— Oui, c’est cela.
— Ils ont analysé les pelures de crayon ?
— Un ami a différé leur arrivée au labo. Il a eu une fièvre.
— Ça te donne quoi ? Trois jours de plus ?
— À peine.
L’avion décollait, les deux hommes bouclèrent leur ceinture, remontèrent les tablettes. Veyrenc reprit la parole longtemps après que l’avion se fut stabilisé.
— Mordent a commencé à manœuvrer dès le dimanche matin, dès la découverte de Garches. Tu es sûr de cela ?
— Oui. Il s’obstinait à ferrer le jardinier, ayant pris ses ordres du juge d’instruction.
— Alors cela suppose que Carnot savait déjà qui avait massacré Vaudel. Dès le dimanche matin. Que Mordent et elle étaient déjà en contact. Sinon, comment aurait-elle eu le temps d’avoir lancé sa machine ? D’avoir déjà atteint Mordent ? Il faut au moins deux jours de préparation. Elle était au courant dès le vendredi.
Читать дальше