— Oui.
— Son visage est à la une, il est devenu brusquement un personnage éminent, un monstre impressionnant, et il est opposé au commissaire Adamsberg. Sur le coup, c’est la stupeur. Mais ensuite, c’est l’occasion. Quel pouvoir tout neuf vient de tomber entre ses mains ! Quelle formidable opportunité pour se venger de son père ! Que risque-t-il à jouer le rôle pour un jour ? Rien. Qu’y gagne-t-il ? Beaucoup : laminer ce père, lui montrer sa faute, lui faire ressentir la honte et la culpabilité. Se pose-t-il seulement la question du mouchoir ? De la présence de son ADN sur les lieux ? Même pas. Simple erreur d’analyse selon lui, qui sera rectifiée sous peu. Preuve en est qu’on lui a demandé de fuir, en attendant un retour à la normale. Il n’a pas beaucoup de temps, c’est une chance, un coup du destin, il veut en profiter. Se pointer chez le père, vêtu comme l’exige le personnage. Parler comme un tueur, devenir Zerk, insulter, démolir ce salopard d’Adamsberg. Regarde, Adamsberg, regarde, ton fils est un meurtrier, ton fils te domine et t’écrase, la faute est tienne, va souffrir comme j’ai souffert. Regrette, hurle, c’est trop tard. Puis s’en aller, la farce est jouée, le remords et l’angoisse ont pénétré dans la tête d’Adamsberg, le père est immobilisé, vengeance est faite. Ton neveu n’est pas si doux que cela.
— Avec toi.
— Oui. Le voilà satisfait, purgé. Mais aucun démenti n’est publié sur cet ADN. Il est toujours le tueur de Garches. La farce s’inverse. Il aurait besoin du père mais il a tout avoué, tout reconnu. Terrifié, Armel se terre, condamné à la fuite. Une issue que n’importe quel homme un peu habile et manipulateur pouvait prévoir. Qui ? Un type qui le connaît depuis très longtemps, un type qui a barre sur lui.
— Le chef de chœur, dit Veyrenc en cognant son verre sur la table. Germain. Il a barre sur lui. Je ne l’ai jamais aimé, ma sœur non plus, mais Armel encaisse tout.
— Explique.
— Armel est ténor, il chantait dans le chœur de Notre-Dame de La Croix-Faubin depuis ses douze ans. Je l’ai souvent accompagné, j’ai assisté aux répétitions. Le chef de chœur l’a plié. C’est le genre du type.
— L’a plié comment ?
— En soufflant le chaud et le froid, en alternant compliments et humiliations. Armel est devenu comme de la pâte entre ses mains. Il n’était pas sa seule proie. Germain en tenait une bonne quinzaine sous sa coupe. Puis il est parti exercer à Paris et, enfin, cela s’est arrêté. Plus de Notre-Dame de La Croix-Faubin. Mais quand Armel est venu travailler à Paris, tout a recommencé. Il a chanté la partie solo dans une messe de Rossini et il a décroché un bon petit succès. Ça l’a ravi. À vingt-six ans, il s’est à nouveau transformé en cire à bougie. Il y a deux ans, Germain a écopé d’un procès pour harcèlement et le chœur a été dissous. Ce crétin d’Armel était désolé.
— Il continuait à le voir ?
— Il assure que non mais je pense qu’il me ment. Possible que le type l’invite, il aime entendre Armel chanter pour lui seul. Ça flattait l’enfant, ça flatte encore l’adulte. Armel se sent important pour le père, alors que c’est le père qui le possède.
— Le père ?
— Au sens religieux. Le père Germain.
— Tu connais son vrai nom ?
— Non. On ne l’appelait pas autrement.
Danglard avait quitté la Brigade, ôté son costume, et gisait devant sa télévision éteinte en maillot de corps, avalant des pastilles pour la toux les unes après les autres pour s’occuper les mâchoires. Il tenait son portable d’une main, ses lunettes de l’autre, vérifiait toutes les cinq minutes qu’on ne l’appelait pas. Quinze heures cinq, appel de l’étranger, le 00 381. Il passa son mouchoir sur ses joues, déchiffra le texto : Sorti du tombeau. Chercher sur père Germain, chœur N.-D. Croix-Faubin.
Quel tombeau, bon sang ? Les mains moites, Danglard tapa rapidement sur le clavier, la gorge serrée de colère, les muscles affaissés par le soulagement : Pourquoi pas prévenu avant ?
— Pas de réseau, décalage horaire, répondit Adamsberg. Alors ai dormi.
Vrai, se dit Danglard avec remords. Il ne s’était extrait de la cave que vers midi et demi, tracté par Retancourt.
— Quel tombeau ? tapa Danglard.
— Caveau des 9 de Plogojowitz. Très froid. Ai récupéré les 2 pieds.
— Du cousin de mon oncle ?
— Mes pieds. Rentre demain.
Adamsberg n’était pas un homme émotif, effleurant les sentiments avec prudence, comme les martinets touchent les fenêtres ouvertes d’une caresse de l’aile, évitant de s’y engouffrer, tant le chemin pour sortir est ensuite difficile. Il avait souvent trouvé des oiseaux morts dans les maisons du village, imprudents et curieux visiteurs incapables de retrouver l’ouverture par laquelle ils étaient entrés. Adamsberg estimait que, en matière d’amour, l’homme n’est pas plus futé qu’un oiseau. Et qu’en toute autre matière, les oiseaux l’étaient beaucoup plus. Comme les papillons qui n’entraient pas au moulin.
Mais le passage au caveau l’avait sans doute affaibli, agitant son monde affectif, et quitter Kisilova lui serrait le cœur. Le seul lieu où il avait réussi à mémoriser des mots nouveaux et imprononçables, ce qui n’était pas un mince événement pour lui.
Danica avait lavé et repassé la belle chemise blanche brodée pour qu’il l’emporte à Paris. Ils étaient là, tous alignés devant la kruchema, raides et souriants, Danica, Arandjel, la femme à la carriole et ses enfants, les habitués de l’auberge, Vukasin, Bosko et son épouse, qui ne l’avaient pas lâché d’un pouce depuis la veille, d’autres visages inconnus. Vlad restait quelques jours de plus. Il avait soigneusement coiffé et noué ses cheveux noirs. Ordinairement peu capable d’effusions, Adamsberg les serra chacun dans ses bras, disant qu’il reviendrait — vrati ć u se —, qu’ils étaient des amis — prijatelji. La tristesse de Danica était atténuée du fait qu’elle ne savait qui de l’un ou de l’autre homme elle regrettait le plus, du danseur ou de l’enchanteur. Vlad prononça un dernier « plog » et Adamsberg et Veyrenc descendirent vers le car qui les emmenait à Belgrade. De là le vol pour Paris, ils y seraient dans l’après-midi. Vladislav leur avait noté sur une feuille les phrases nécessaires pour se débrouiller à l’aéroport. Veyrenc murmurait en descendant le chemin, portant un sac de toile où Danica avait préparé leur boire et leur manger, de quoi tenir aisément deux jours.
— Il faut quitter ce lieu enrobé de langueur, il s’en va en pleurant maudissant le destin Qui lui confie un fils éloigné de son cœur.
— Mercadet dit que tu fais un mauvais usage des « e » muets et que tes rimes sont souvent fausses.
— Il a raison.
— Il y a quelque chose qui ne colle pas, Veyrenc.
— Nécessairement. Le vers s’en trouve déséquilibré.
— Je parle des poils de chien. Ton neveu avait un chien, qui est mort quelques semaines avant le meurtre de Garches.
— Tournesol, une chienne qu’il avait recueillie. C’est son quatrième animal. C’est un truc des gosses abandonnés, ils recueillent des chiens. Quel est le problème avec ces poils ?
— On les a comparés avec ceux laissés par Tournesol dans l’appartement. Ce sont les mêmes.
— Les mêmes poils que quels poils ?
Le car se mettait en route.
— Dans la pièce du meurtre Vaudel, le tueur s’est assis sur un fauteuil en velours. Un fauteuil Louis-XIII.
— Pourquoi précises-tu « Louis-XIII » ?
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