FRED VARGAS
Sans feu ni lieu
On cherchera en vain le commissaire Adamsberg et son inénarrable adjoint Danglard dans Sans feu ni lieu , mais on y retrouvera avec plaisir les trois évangélistes , Lucien, Marc et Matthias, qui habitent trois étages différents d’une vieille baraque pourrie — en compagnie de Vandoosler le vieux , oncle et parrain de Marc, ancien commissaire de police mis à pied pour avoir aidé un criminel à s’échapper —, déjà actifs dans Debout les morts et Un peu plus loin sur la droite , roman où apparaît pour la première fois Louis Kehlweiler, dit l’Allemand , qui mène ici sa deuxième enquête.
L’histoire est assez brillamment menée, pleine d’humour et originale, avec un début alléchant où entre en scène Clément Vauquer, un pauvre demeuré accusé de plusieurs meurtres de femmes, et qui vient trouver refuge auprès de Marthe, ex prostituée qui l’a élevé. Celle-ci va le défendre bec et ongle, même si beaucoup de charges pèsent contre lui, et convaincre ses amis précédemment cités de mener l’enquête…
Au fond, il semblerait que le plaisir ne soit pas tant dans l’intrigue (on a parfois une impression de répétition ou de lenteur) que dans les personnages savoureux que l’auteur anime sous nos yeux, souvent attachants et hors du commun : c’est comme à chaque fois ce qui fait toute l’originalité de Fred Vargas.
D’après Laure256, sur le site
critiqueslibres. com .
Le tueur fait une seconde victime à Paris. Lire p. 6.
Louis Kehlweiler jeta le journal du jour sur sa table. Il en avait assez vu et n’avait pas l’intention de se ruer page six. Plus tard, peut-être, quand toute l’histoire serait calmée, il découperait l’article et le classerait.
Il passa dans la cuisine et s’ouvrit une bière. C’était l’avant-dernière de la réserve. Il inscrivit un grand « B » au bic sur le dos de sa main. Avec cette canicule de juillet, on était obligé d’accroître notablement sa consommation. Ce soir, il lirait les dernières nouvelles sur le remaniement ministériel, la grève des cheminots et les melons déversés sur les routes. Et il sauterait paisiblement la page six.
Chemise ouverte et bouteille en main, Louis se remit au travail. Il traduisait une volumineuse biographie de Bismarck. C’était bien payé, et il comptait bien vivre plusieurs mois aux crochets du chancelier de l’Empire. Il progressa d’une page puis s’interrompit, les mains levées au-dessus du clavier. Sa pensée avait quitté Bismarck pour s’occuper d’une boîte à ranger les chaussures, avec un couvercle, qui ferait soigné dans le placard.
Assez mécontent, il repoussa sa chaise, fit quelques pas dans la pièce, se passa la main dans les cheveux. La pluie tombait sur le toit en zinc, la traduction avançait bien, il n’y avait pas de raison de s’en faire. Pensif, il passa un doigt sur le dos de son crapaud qui dormait sur le bureau, installé dans le panier à crayons. Il se pencha et relut à mi-voix sur son écran la phrase qu’il était en train de traduire : « Il est peu probable que Bismarck ait conçu dès le début de ce mois de mai… » Puis son regard se posa sur le journal plié sur sa table.
Le tueur fait une seconde victime à Paris. Lire p. 6 . Très bien, passons. Ça ne le regardait pas. Il revint à l’écran où attendait le chancelier de l’Empire. Il n’avait pas à s’occuper de cette page six. Ce n’était plus son boulot, tout simplement. Son boulot à présent, c’était de traduire des machins d’allemand en français et de dire aussi bien que possible pourquoi Bismarck n’avait pas pu concevoir un truc au début de ce mois de mai. Quelque chose de calme, de nourricier, et d’instructif.
Louis tapa une vingtaine de lignes. Il en était à « car rien n’indique en effet qu’il en ait alors pris de l’humeur » quand il s’interrompit à nouveau. Sa pensée était revenue butiner sur cette affaire de boîte et cherchait obstinément à régler la question du tas de chaussures.
Louis se leva, sortit la dernière bière du frigo et but à petits coups au goulot, debout. Il n’était pas dupe. Que ses pensées s’acharnent du côté des astuces domestiques était un signal à considérer. À vrai dire, il le connaissait bien, c’était un signal de déroute. Déroute des projets, retraite des idées, discrète misère mentale. Ce n’était pas tant qu’il pense à son tas de chaussures qui le souciait. Tout homme peut être amené à y songer en passant sans qu’on en fasse une histoire. Non, c’était qu’il puisse en tirer du plaisir.
Louis avala deux gorgées. Les chemises aussi, il avait pensé à ranger les chemises, pas plus tard qu’il y a une semaine.
Pas de doute, c’était la débâcle. Il n’y a que les types qui ne savent plus quoi foutre d’eux-mêmes qui s’occupent de réorganiser à fond le placard à défaut de raccommoder le monde. Il posa la bouteille sur le bar et alla examiner ce journal. Parce qu’au fond, c’était à cause de ces meurtres qu’il était au bord de la calamité domestique, du rangement de la maison de fond en comble. Pas à cause de Bismarck, non. Il n’avait pas de gros problèmes avec ce type qui lui rapportait de quoi vivre. Là n’était pas la question.
La question était avec ces foutus meurtres. Deux femmes assassinées en deux semaines, dont tout le pays parlait, et auxquelles il songeait intensément, comme s’il avait un droit de pensée sur elles et sur leur assassin, alors que cela ne le regardait en rien.
Après l’affaire du chien sur la grille d’arbre [1] Cf. du même auteur, Un peu plus loin sur la droite (éd. Viviane Hamy, coll. Chemins Nocturnes, 1996 ; éd. J'ai lu n° 5690).
, il avait pris la décision de ne plus se mêler des crimes de ce monde, estimant ridicule d’entamer une carrière de criminaliste sans solde, sous prétexte de sales habitudes contractées en vingt-cinq ans d’enquêtes à l’Intérieur. Tant qu’il avait été chargé de mission, son travail lui avait paru licite. À présent qu’il était livré à sa seule humeur, ce boulot d’enquêteur lui semblait prendre de louches allures de chercheur de merde et de chasseur de scalps. Fureter sur le crime tout seul, quand personne ne vous a sonné, se jeter sur les journaux, entasser les articles, qu’est-ce que ça devenait d’autre qu’une scabreuse distraction, et qu’une douteuse raison de vivre ?
C’est ainsi que Kehlweiler, homme prompt à se soupçonner lui-même avant que de soupçonner les autres, avait tourné le dos à ce volontariat du crime, qui lui paraissait soudain chanceler entre perversion et grotesque, et vers lequel semblait tendre la part la plus suspecte de lui-même. Mais, à présent stoïquement réduit à la seule compagnie de Bismarck, il surprenait sa pensée en train de s’ébattre dans le dédale du superflu domestique. On commence avec des boîtes en plastique, on ne sait pas comment ça se termine.
Louis laissa tomber la bouteille vide dans la poubelle. Il jeta un œil sur son bureau où, menaçant, reposait le journal plié. Le crapaud, Bufo, était provisoirement sorti de son sommeil pour venir s’installer dessus. Louis le souleva doucement. Il estimait que son crapaud était un imposteur. Il affectait d’hiberner, en plein été en plus, mais c’était une feinte, il bougeait sitôt qu’on ne le regardait plus. Pour dire le fond des choses, Bufo, sous le coup de la condition domestique, avait perdu tout son savoir au sujet de l’hibernation, mais il refusait de l’admettre, parce qu’il était fier.
— Tu es un puriste imbécile, lui dit Louis en le reposant dans le panier à crayons. Ton hibernation à la noix n’impressionne personne, qu’est-ce que tu te figures ? Tu n’as qu’à faire ce que tu sais faire, et puis c’est tout.
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