— Et les autres hommes ?
— Kiseljevo a été relativement épargné. Parce que ici, on ne laisse pas les femmes et les enfants seuls au village. Beaucoup ont réussi à se cacher, beaucoup sont restés. Ne parlez pas du bois, commissaire.
— C’est lié à mon enquête, Vlad.
— Plog, dit Vladislav en dressant le majeur, ce qui donnait une nouvelle signification à l’onomatopée. Rien à voir.
Danica, qui avait arrangé ses mèches blondes, leur apporta les desserts et posa d’office deux petits verres devant les assiettes.
— Prudence, conseilla Vlad. C’est du rakija.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— De l’alcool de fruit.
— Je parle de l’inscription sur la pierre.
Vladislav repoussa la feuille en souriant, il savait l’inscription par cœur, comme tous les connaisseurs de Kisilova.
— Il n’y a qu’un Francuz ignorant pour ne pas sursauter au terrible nom de Peter Plogojowitz. L’histoire est si célèbre en Europe qu’on ne la raconte plus. Questionnez Danglard, il sait sûrement.
— Je lui en ai parlé. Il connaît.
— Cela ne m’étonne pas de lui. Qu’en dit-il ?
— Inepte.
— Adrianus ne me déçoit jamais.
— Vlad, qu’est-il écrit sur la stèle ?
— Toi qui viens devant cette pierre, récita Vlad, passe ton chemin sans entendre et rien ne cueille alentour. Ici gît l’âme damnée de Petar Blagojevic mort en 1725 à l’âge de 62 ans. Que son esprit maudit cède la place à la paix.
— Pourquoi y a-t-il deux noms ?
— C’est le même. Plogojowitz est la version autrichienne de Blagojevic. Du temps où il vivait ici, la région était sous la domination des Habsbourg.
— Pourquoi fut-il damné ?
— Parce que en 1725, le paysan Peter Plogojowitz mourut à Kisilova, son village natal.
— Ne commencez pas par sa mort. Dites-moi ce qu’il a fait dans sa vie.
— Mais c’est seulement après sa mort que sa vie s’est gâtée. Trois jours après son enterrement, Plogojowitz est venu voir sa femme à la nuit, et lui a réclamé une paire de chaussures afin de pouvoir voyager.
— Des chaussures ?
— Oui. Il les avait oubliées. Vous voulez toujours savoir ou vous comprenez que c’est inepte ?
— Racontez la suite, Vlad. J’avais une vague connaissance de ce mort qui voulait ses chaussures.
— Dans les dix semaines qui suivirent sa visite, neuf morts brutales frappèrent les habitants du village, tous des proches de Plogojowitz. Ils perdaient leur sang et mouraient d’épuisement. Pendant leur agonie, ils disaient avoir vu Plogojowitz se pencher sur eux, ou même se coucher sur eux. La panique saisit les habitants, convaincus que Plogojowitz était devenu un vampire qui venait aspirer leur vie. Et soudain, toute l’Europe ne parla plus que de lui. C’est à cause de Plogojowitz, à cause de Kisilova où tu bois du rakija ce soir, que le mot vampyre apparaît pour la première fois hors de ces contrées.
— À ce point ?
— Plog. Car après plus de deux mois, les villageois étaient décidés à rouvrir sa tombe pour l’exterminer, mais l’Église le proscrivait formellement. On s’exalta, l’Empire envoya les autorités civiles et religieuses pour calmer l’émeute. Autorités qui assistèrent impuissantes à l’exhumation. Mais qui observèrent et qui décrivirent. Le corps de Peter Plogojowitz ne montrait pas le premier signe de décomposition. Il était intact et couvert d’une peau toute fraîche.
— Comme la femme de Londres. Une Elizabeth dont le mari avait ouvert le cercueil après sept années pour y reprendre ses poèmes. Elle était comme neuve.
— C’était une vampire ?
— À ce que j’ai compris.
— Alors c’est normal. La vieille peau de Plogojowitz et ses anciens ongles traînaient dans la terre de la sépulture. Du sang lui sortait de la bouche et de tous ses orifices, par les narines, les yeux et les oreilles. Tous ces faits furent consignés scrupuleusement par les responsables autrichiens. Peter avait mangé son linceul et il était en érection, ce détail étant généralement omis dans les comptes rendus. Terrifiés, les paysans fabriquèrent un pieu et lui percèrent le cœur.
— Il fit entendre un râle ?
— Oui. Son hurlement horrible s’entendit dans tout le village, et un flot de sang se répandit dans la tombe. On remonta son corps hideux et on le brûla jusqu’à la dernière parcelle. On déterra ses neuf victimes, on les enferma dans un caveau scellé et, rapidement, on abandonna ce cimetière.
— Le vieux cimetière à l’ouest ?
— Oui. On redoutait la contagion sous terre. Et les morts cessèrent. Ainsi se raconte l’histoire.
Adamsberg avala une minuscule gorgée de rakija.
— À l’orée du bois, sous le tertre, ce sont ses cendres ?
— Il y a deux versions. Ses cendres auraient été répandues dans le Danube ou bien rassemblées dans cette tombe, loin du village. La croyance générale est qu’un morceau de Plogojowitz l’immonde a survécu car, sous ce tertre, on dit qu’on l’entend mâcher. Ce qui indique tout de même que Peter a perdu de sa toxicité, étant tombé au stade inférieur de mâcheur.
— Il est devenu un sous-vampire ?
— Un vampire passif, qui ne sort pas de sa tombe mais témoigne de son avidité en dévorant tout ce qu’il trouve autour de lui, son cercueil, son linceul, et la terre. Il y a des milliers de témoignages sur les mâcheurs. On entend le claquement de leurs dents sous la terre. Mieux vaut tout de même ne pas s’en approcher et les bloquer dans leur repaire.
— C’est pour cela, les rondins de bois, les pierres ?
— Pour l’empêcher de sortir, oui.
— Qui les met ?
— Arandjel, dit Vlad en baissant la voix alors que Danica venait leur remplir à nouveau leurs verres.
— Et pourquoi coupe-t-on les arbres autour ?
— Parce que leurs racines plongent dans la terre de la tombe. Le bois s’y contamine, il ne faut pas le laisser s’étendre. Ni cueillir une seule fleur autour car Plogojowitz est dans les tiges. Arandjel rase tout une fois par an.
— Il croit que Plogojowitz peut sortir de là ?
— Arandjel est le seul qui n’y croit pas. Ici, un quart des habitants en est convaincu dur comme fer. Un autre quart hoche la tête sans se prononcer, au cas où, pour ne pas s’attirer la rage du vampir en le moquant. L’autre moitié feint de ne pas y croire, dit que ce sont de vieilles histoires pour les ignorants d’antan. Mais ils ne sont jamais tranquilles, et c’est pourquoi les hommes n’ont pas quitté le village pendant la guerre. Seul Arandjel n’y croit vraiment pas. C’est pour cela qu’il ne craint pas de connaître l’histoire des vampiri sur le bout des doigts, depuis les vârkolac, les opyr, les vurdalak jusqu’aux nosferat, vestica, stafta, morije.
— Tant que cela ?
— Ici, Adamsberg, et dans un rayon de cinq cents kilomètres, il a existé des milliers de vampires. Mais l’épicentre, c’est là où nous sommes. Là où régna Plogojowitz le grand, le maître incontestable de la meute.
— Si Arandjel n’y croit pas, pourquoi leste-t-il la tombe ?
— Pour rassurer les habitants. Il change les rondins tous les ans car le bois pourrit en dessous. Et certains pensent que c’est parce que Plogojowitz a mangé la terre et qu’il commence à s’attaquer aux rondins. Alors Arandjel les remplace, et il coupe les surgeons des souches. Il est le seul à oser le faire, bien sûr. Personne ne s’approche du tertre, mais les gens sont dans l’ensemble raisonnables. On estime que Plogojowitz est impuissant car il a transféré sa force dans sa lignée.
— Où est sa lignée ? Ici ?
Читать дальше