— Tu plaisantes ? Avant même qu’on eût déterré Plogojowitz, toute sa famille avait fui le village pour éviter d’être massacrée. Ses descendants se sont dispersés partout, va savoir où. Des petits vampiraillons à droite et à gauche. Mais certains prétendent que si Plogojowitz parvient à sortir de sa tombe, tout se reconstituera en une seule entité terrible. D’autres disent qu’une partie de Plogojowitz est bien là, mais qu’il règne en entier ailleurs.
— Où ?
— Je ne sais pas. Tout cela, ce sont les souvenirs de ce que me racontait mon dedo. Si cela t’amuse d’en savoir plus, il faudra voir avec Arandjel. C’est un peu l’Adrianus de la Serbie.
— Mais sait-on, Vlad, si une famille particulière a fait l’objet de la destruction de Plogojowitz ?
— Mais la sienne, je viens de te le dire. Il y eut neuf morts parmi ses proches. Ce qui signifie qu’il y avait une épidémie. Le vieux Plogojowitz était malade et il a transmis son infection à sa famille, qui l’a passée à ses voisins. C’est aussi simple que cela. Ensuite, dans la terreur, on a cherché un bouc émissaire, on est remonté au premier cas mortel, on lui a planté un pieu dans le cœur et tout fut dit.
— Et si l’épidémie avait continué ?
— C’est arrivé des quantités de fois. En ce cas on rouvre la tombe, en se figurant que des bouts de la créature néfaste sont toujours actifs, et on recommence.
— Et si on a jeté les cendres dans le fleuve ?
— On ouvre une autre tombe, d’un homme ou d’une femme soupçonnés d’avoir dérobé un débris du monstre sur le bûcher, de l’avoir mangé et d’être devenu vampir à son tour. Ainsi de suite jusqu’à l’extinction de l’épidémie. Aussi peut-on toujours dire à la fin : Et les morts cessèrent.
— Mais les morts continuent, Vladislav. Un Plögener à Pressbaum et un Plog à Garches. Deux rejetons de Plogojowitz, en Autriche et en France. On ne peut pas avoir autre chose que du rakija ? Ce truc me dévore comme ton mâcheur. Une bière ? Il y a de la bière ?
— De la Jelen.
— Très bien, de la Jelen.
— Il a pu survenir autre chose qui enclenche la vengeance. Suppose que Plogojowitz n’ait pas été un vampir en 1725 ? Alors ? Qu’en dirais-tu ?
Adamsberg sourit à la patronne qui lui apportait sa bière et chercha comment dire « merci ». Il consulta le dos de sa main.
— Hvala, dit-il, avec le geste de vouloir fumer, et Danica sortit de sa jupe un paquet d’aspect inconnu, des Morava.
— Cadeau, dit Vlad. Elle demande pourquoi tu as deux montres, dont aucune ne donne la bonne heure.
— Dis-lui que je ne sais pas.
— On ne zna, traduisit Vlad. Elle te trouve bel homme.
Danica retourna au bureau où elle faisait ses comptes, et Adamsberg suivit des yeux sa démarche, ses hanches épaisses sous la jupe grise et rouge.
— S’il n’y avait pas eu de vampir ? insista Vlad.
— Je chercherais une histoire de famille entraînant représailles et punition fatale. Un meurtre ignoré, un époux trahi, un enfant illégitime, une fortune qu’on détourne. Vaudel-Plog était très riche et il n’a pas laissé son argent à son fils.
— Tu vois. Cherche par là. Là où il y a de l’argent.
— Il y a les corps, Vlad. Démantibulés comme pour qu’aucune parcelle ne puisse se reconstituer. Est-ce qu’on dépeçait les vampires, ou se contentait-on du pieu et du feu ?
— C’est Arandjel qui sait.
— Où est-il ? Quand pourrai-je le voir ?
Un bref échange avec Danica puis Vlad revint vers Adamsberg, un peu étonné.
— Il paraît qu’Arandjel t’attend demain pour déjeuner et qu’il fera du chou farci. Il est au courant que tu as nettoyé et regardé la stèle — tout le monde est au courant. Il dit que tu ne dois pas jouer avec cela sans savoir, ou tu vas mourir.
— Tu disais qu’Arandjel n’y croyait pas.
— Ou tu vas mourir, répéta Vlad, qui vida le verre de rakija et éclata de rire.
Un petit chemin de terre menait à la maison d’Arandjel, au bord du Danube, et les deux hommes avançaient sans échanger un mot, à croire qu’un élément intrus avait modifié leurs rapports. À moins que les fumées vespérales de Vladislav ne le rendent silencieux au matin. Il faisait déjà chaud, Adamsberg balançait sa veste noire au bout de son bras, délassé, laissant s’estomper les fracas de la ville et de l’enquête dans la buée d’oubli qui montait du fleuve et couvrait l’image féroce de Zerk, l’atmosphère nerveuse de la Brigade, la menace capitale qui pesait sur lui, la flèche décochée par ces gens d’en haut et qui n’allait pas tarder à atteindre sa cible. Dinh était-il toujours allongé sur son lit de fièvre ? Avait-il réussi à retarder l’échantillon ? Émile ? Le chien ? Le gars qui avait peint sa protectrice en bronze ? Tous atténués dans le brouillard que Kisilova déposait avec douceur dans son esprit.
— Tu t’es levé tard, dit enfin Vladislav sur un ton contrarié.
— Oui.
— Tu n’as pas pris le petit déjeuner. Adrianus dit que tu te lèves toujours avec le chant du coq, comme un paysan, que tu as quatre heures d’avance sur lui à la Brigade.
— Je n’ai pas entendu le coq.
— Je crois que tu as très bien entendu le coq. Je crois que tu as couché avec Danica.
Adamsberg fit quelques mètres en silence.
— Plog, dit-il.
Vladislav fit rouler un caillou du bout de son pied, hésitant, puis rit doucement. Avec ses cheveux dénoués sur les épaules, il ressemblait à quelque guerrier slave lançant sa monture vers les terres de l’Ouest. Il alluma une cigarette et reprit le cours de son bavardage naturel.
— Tu vas perdre ton temps chez Arandjel. Tu vas apprendre des tas de choses très érudites mais rien qui pourra faire avancer ton enquête, rien que tu pourras écrire dans ton rapport. Inepte, comme dit Adrianus.
— Ce n’est pas grave, je ne sais pas écrire les rapports.
— Ton chef ? Qu’est-ce qu’il dira ? Que tu t’en vas faire l’amour au bord du Danube pendant qu’un tueur cavale en France ?
— Il pense toujours plus ou moins ça. Mon chef, ou je ne sais qui là-haut qui a barre sur mon chef, cherche à me faire exploser. Alors autant s’instruire ici.
Vladislav présenta Adamsberg à Arandjel, qui fit un signe de tête et apporta aussitôt le plat de chou farci sur la table. Vladislav servit en silence.
— Tu as nettoyé la pierre de Blagojevic, dit Arandjel en commençant à manger, enfournant de très grosses bouchées. Tu as ôté la mousse. Tu as éclairé le nom.
Vladislav traduisait en simultané, assez vite pour qu’Adamsberg ait l’impression de parler directement avec le vieil homme.
— C’était une erreur ?
— Oui. On ne doit pas toucher sa tombe, sous peine de le réveiller. Les gens d’ici le redoutent, certains pourraient t’en vouloir d’avoir dégagé son nom. Certains pourraient même penser qu’il t’a appelé à lui pour faire de toi son serviteur. Et te tuer avant que tu ne sèmes la mort dans le village. Petar Blagojevic cherche un servant. Tu comprends ? C’est ce que craint Biljana, la femme qui a voulu te retenir. Il t’a attiré, il t’a attiré, c’est cela qu’elle t’a dit elle me l’a rapporté.
— On te je privukao, on te je privukao, répéta Vladislav en serbe.
— Oui, c’est ce qu’elle a dit, admit Adamsberg.
— N’avance pas dans le monde des vampiri sans savoir, jeune homme.
Arandjel ménagea une pause, afin que l’idée pénètre profondément dans la tête d’Adamsberg, puis versa le vin.
— Vlad m’a dit hier soir ce qui t’intéressait dans l’histoire de Blagojevic. Pose tes questions. Mais ne marche pas dans le lieu incertain.
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