— Où cela ?
— Dans le lieu incertain. C’est le nom de la clairière où il repose. Ce n’est pas ce pauvre Petar qui risque de te tomber dessus, mais un homme bien vivant. Comprends que la sécurité du village compte avant toute chose. Mange avant que ça ne refroidisse.
Adamsberg obéit et vida les trois quarts de son assiette avant de prendre la parole.
— Il y a eu deux terribles assassinats, en France et en Autriche.
— Je suis au courant. Vlad m’a raconté.
— Je pense que les deux victimes appartiennent à la descendance de Blagojevic.
— Blagojevic n’a pas de descendance connue sous ce nom. Tous les membres de sa famille ont quitté le village sous leur nom autrichien de Plogojowitz, afin que les gens d’ici ne les retrouvent jamais. Mais cela s’est su, grâce au voyage d’un Kiseljevien en Roumanie en 1813, qui ajouta à son retour ce nom de Plogojowitz sur la stèle. Les descendants actuels de Blagojevic, s’il y en a, sont tous des Plogojowitz. Quelle est ton idée ?
— Les victimes n’ont pas seulement été tuées, leurs corps ont été anéantis. Je demandais hier à Vladislav comment on détruit un vampire.
Arandjel hocha plusieurs fois la tête, repoussa son assiette et roula une très grosse cigarette entre ses doigts.
— Le but n’est pas de détruire le vampire mais de faire en sorte qu’il ne revienne jamais. Qu’il soit bloqué, empêché. Il existe une grande quantité de manières de faire. On croit que la plus courante est de percer le cœur. Mais non. Partout, le plus important, ce sont d’abord les pieds.
Arandjel souffla une fumée épaisse et parla un assez long moment à Vladislav.
— Je vais faire le café, expliqua Vladislav. Arandjel te prie de lui pardonner l’absence de dessert, parce qu’il cuisine ses repas tout seul et qu’il n’aime pas les aliments sucrés. Il n’aime pas les fruits non plus. Il n’aime pas que du liquide coule et colle sur ses mains. Il demande comment tu as trouvé le chou farci, car tu n’en as pris qu’une fois.
— C’était délicieux, répondit sincèrement Adamsberg, embarrassé de ne pas avoir pensé à commenter le repas. Je ne mange jamais beaucoup à midi. Prie-le de ne pas s’en formaliser.
Après avoir écouté la réponse, Arandjel fit un signe d’acceptation, dit qu’Adamsberg pouvait l’appeler par son prénom, et reprit son exposé.
— La plus urgente des mesures est d’empêcher le mort de marcher. Si on avait un doute sur un défunt, on s’occupait donc avant tout de ses pieds, pour qu’il ne puisse plus se déplacer.
— Comment avait-on des doutes, Arandjel ?
— Il y avait des signes pendant la veillée funèbre. Si le cadavre gardait un teint rouge, si un bout de son linge se retrouvait dans sa bouche, s’il souriait, si ses yeux restaient ouverts. On lui attachait alors les deux pouces des pieds avec une ficelle, ou bien on lui mordait le gros orteil, ou on lui plantait des épingles dans la plante des pieds, ou on lui liait les jambes ensemble. Tout cela revient au même.
— On pouvait aussi couper les pieds ?
— Bien entendu. C’était une méthode plus radicale mais qu’on hésitait à employer sans certitude. L’Eglise punissait ce sacrilège. On pouvait aussi couper la tête, c’était fréquent, et la placer entre les deux pieds dans la tombe, pour que le mort ne puisse pas la récupérer. Ou lui attacher les deux mains dans le dos, le saucissonner sur une civière, lui boucher les narines, lui enfoncer des cailloux dans toutes les ouvertures, bouche, anus, oreilles. On n’en finirait pas.
— On faisait quelque chose avec les dents ?
— La bouche, jeune homme, est le point crucial du corps d’un vampir.
Arandjel se tut pendant que Vladislav servait le café.
— Bon mangé ? demanda Arandjel en français avec un sourire soudain qui traversa toute la largeur de son visage — et Adamsberg commençait à s’éprendre de ce vaste sourire kiseljevien. J’ai connu un Français à la libération de Belgrade en 1944. Vin, femmes jolies, bœuf mode.
Vladislav et Arandjel éclatèrent de rire ensemble et Adamsberg se demanda, une fois de plus, comment ils parvenaient à s’amuser avec si peu. Il aurait aimé y réussir.
— Le vampir veut dévorer sans cesse, reprit Arandjel, c’est pour cela qu’il mange son linceul ou même la terre de sa tombe. Soit on lui enfonçait des pierres dans la bouche pour le bloquer, ou de l’ail, ou de la terre, soit on serrait un linge autour de son cou pour qu’il ne puisse pas déglutir, soit on l’enterrait sur le ventre pour qu’il avale la terre sous lui et s’y enfonce peu à peu.
— Il y a bien des gens qui mangent des armoires, murmura Adamsberg.
Vlad s’interrompit, peu sûr de lui.
— Qui mangent des armoires ? C’est bien cela ?
— Oui. Des thékophages.
Vladislav traduisit et Arandjel ne sembla pas étonné.
— Cela arrive souvent chez vous ? s’informa-t-il.
— Non, mais un homme a mangé un avion aussi. Et à Londres, un lord a voulu manger les photos de sa mère.
— Moi, dit Arandjel, j’ai connu un homme qui a mangé son propre doigt, dit-il en levant son pouce. Il l’a coupé et il l’a fait cuire. Seulement, il ne s’en souvenait plus le lendemain et il réclamait partout son doigt. Cela se passait à Ruma. On a hésité longtemps entre lui dire la vérité et lui faire croire qu’un ours l’avait avalé dans la forêt. Finalement, une ourse est morte peu de temps après. On lui a rapporté sa tête et l’homme s’est rasséréné en pensant que son doigt était dedans. Il a conservé cette tête pourrie.
— Comme l’ours blanc, dit Adamsberg. L’ours qui avait mangé un oncle sur la banquise et que le neveu rapporta à Genève à la veuve, qui le garda dans son salon.
— Remarquable, jugea Arandjel. Tout à fait remarquable.
Et Adamsberg se sentit fortifié, même s’il avait dû venir aussi loin pour trouver un homme qui appréciât à sa valeur l’histoire de l’ours. Mais il ne savait plus où il avait laissé la conversation et Arandjel le lut dans ses yeux.
— Manger les vivants, le linceul, la terre, rappela-t-il. C’est pourquoi on se méfiait beaucoup de ceux dont la denture était anormale. Soit que ces êtres aient des dents plus longues que d’autres, soit qu’ils soient nés avec une ou deux dents.
— Nés ?
— Oui, ce n’est pas si rare. Chez vous, César est né avec une dent, votre Napoléon et votre Louis XIV aussi, et tous ceux qu’on ne connaît pas. Pour certains, ce n’était pas un signe de vampirisme mais le signe d’un être d’essence supérieure. Moi, ajouta-t-il en faisant tinter ses dents grises contre son verre, je suis né comme César.
Adamsberg laissa passer le double rire bruyant de Vladislav et d’Arandjel et demanda du papier. Il reproduisit le dessin qu’il avait fait à la Brigade, marquant les zones du corps les plus touchées.
— C’est splendide, dit Arandjel en s’emparant du dessin. Les articulations, oui, pour empêcher le corps de se déplier. Les pieds bien sûr, les pouces encore plus, pour qu’il ne marche pas, le cou, la bouche, les dents. Le foie, le cœur, l’âme dispersée. Le cœur, siège de vie des vampiri, était très souvent sorti du cadavre pour subir un traitement spécial. C’est un anéantissement magnifique, effectué par un homme qui connaît parfaitement la question, conclut Arandjel comme s’il cautionnait un travail de professionnel.
— Dès l’instant où il ne pouvait pas brûler le corps.
— Exactement. Mais ce qu’il a fait revient exactement au même.
— Arandjel, est-il possible que quelqu’un y croie encore assez pour détruire tous les rejetons des Plogojowitz ?
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