Ils attendirent le départ du train pour ouvrir le champagne. Tout amusait Vladislav, les bois brillants, les savonnettes, les petits rasoirs, et même les verres en véritable verre.
— Adrien Danglard — « Adrianus », comme l’appelait mon dedo — ne m’a pas dit pourquoi vous alliez à Kiseljevo. Dans l’ensemble, personne ne va à Kiseljevo.
— Parce que c’est petit ou à cause des démons ?
— Vous avez un village, vous ?
— Caldhez, gros comme une épingle, dans les Pyrénées.
— Il y a des démons à Caldhez ?
— Deux. Il y a un esprit acariâtre dans une cave et un arbre qui chantonne.
— Formidable. Que cherchez-vous à Kiseljevo ?
— Je cherche la racine d’une histoire.
— C’est un très bon endroit pour les racines.
— Vous avez entendu parler du meurtre de Garches ?
— Le vieil homme entièrement dépecé ?
— Oui. On a trouvé un mot de sa main avec le nom de Kisilova, écrit en cyrillique.
— Et quel est le rapport avec mon dedo ? Adrianus a dit que c’était pour Dedo.
Adamsberg regarda par la fenêtre du train, en quête d’une idée rapide, ce qui n’était pas son fort. Il aurait dû songer plus tôt à une explication plausible. Il n’avait pas l’intention de dire au jeune homme qu’un Zerk avait coupé les pieds de son dedo. Ce sont des choses à perforer l’âme d’un petit-fils jusqu’à lui broyer l’heureux caractère.
— Danglard, dit-il, a beaucoup écouté les histoires de Slavko. Et Danglard accumule le savoir comme un écureuil les noisettes, bien plus qu’il ne lui en faut pour passer vingt hivers. Il croit se souvenir qu’un Vaudel — c’est le nom de la victime — aurait habité un temps à Kisilova et que Slavko lui en aurait parlé. Comme si Vaudel avait fui des ennemis en se réfugiant à Kisilova.
L’histoire n’était pas fameuse mais elle passa car la cloche sonna pour annoncer le dîner, qu’ils décidèrent de prendre dans leur compartiment, comme des personnalités. Vladislav s’informa du sens de « solettes à la Plogoff ». À la bretonne, lui expliqua le serveur en italien, servies avec une sauce aux praires spécialement venues de Plogoff, à la pointe du Raz. Il nota la commande, semblant juger que cet homme en tee-shirt, avec sa tête d’étranger et ses poils noirs couvrant ses bras, n’était pas une vraie personnalité, pas plus que son compagnon.
— Quand on est velu, dit Vladislav après le départ du serveur, les hommes vous envoient voyager dans le wagon à bestiaux. Ça me vient de ma mère, ajouta-t-il avec mélancolie en tirant sur les poils de ses bras, puis éclatant de rire soudainement, aussi vite fait qu’un vase qu’on brise.
Le rire de Vladislav était organiquement communicatif, et il semblait savoir rire de rien et sans l’aide de personne.
Après les solettes à la Plogoff, le valpolicella et les desserts, Adamsberg s’allongea sur sa couchette avec ses dossiers. Tout lire, tout reprendre. C’était la partie du travail la plus ardue pour lui. Ces fiches, ces rapports, ces exposés formels, où plus aucune sensation n’était palpable.
— Comment faites-vous pour vous entendre avec Adrianus ? l’interrompit Vladislav, alors qu’Adamsberg peinait sur le dossier allemand, lisant consciencieusement la fiche de Frau Abster, domiciliée à Köln, soixante-seize ans. Et savez-vous qu’il vous révère, continua-t-il, en même temps que vous lui mettez les nerfs en pelote ?
— Tout met les nerfs de Danglard en pelote. Il fait cela tout seul.
— Il dit qu’il ne peut pas vous comprendre.
— Comme l’eau et le feu et l’air et la terre. Tout ce que je sais, c’est que, sans Danglard, la Brigade dériverait depuis longtemps pour aller s’empaler sur je ne sais quels écueils.
— À la pointe du Raz par exemple. À Plogoff. Ça aurait du panache. Et là, tout fracassé avec Adrianus, vous retrouveriez les solettes du train Venise-Belgrade, ce serait une consolation.
Adamsberg n’avançait pas dans son dossier, toujours bloqué à la ligne 5 de la fiche Frau Abster, née à Köln de Franz Abster et de Erika Plogerstein. Danglard ne l’avait pas mis en garde contre le bavardage compulsif de Vladislav, qui noyait son peu de concentration.
— Je dois lire debout, dit Adamsberg en se levant.
— Formidable.
— Je vous laisse pour marcher dans le couloir.
— Faites, marchez, lisez. Cela vous dérange si je fume ? J’aérerai la cabine.
— Faites.
— Malgré ma pilosité, je ne ronfle pas. Comme ma mère. Et vous ?
— De temps à autre.
— Tant pis, dit Vladislav en sortant du papier à rouler et tout son petit matériel.
Adamsberg se glissa au-dehors. Avec de la chance, il retrouverait Vladislav voletant dans le compartiment dans les effluves du cannabis, et muet. Il déambula avec ses dossiers rose et vert jusqu’à ce que la lumière s’éteigne, presque deux heures plus tard. Vladislav dormait avec le sourire, torse nu, le pelage noir comme un chat de la nuit.
Adamsberg eut l’impression de s’endormir vite mais superficiellement, une main posée sur le ventre, ces trucs au poisson peut-être qu’il ne digérait pas. Ou les cinq à six jours qui restaient devant lui. Il s’endormait quelques minutes, remontait en veille, s’exaspérant dans ses parcelles de rêves contre ce truc à la Plogoff, qui semblait vouloir forer un trou dans sa tête et l’agacer la nuit entière. La fiche de Frau Abster se superposa au menu du dîner, se mélangea avec les solettes, se dessina avec les mêmes lettres calligraphiées, Frau Abster, née à Plogoff de Franz Abster et de Erika Plogerstein. Les ficelles s’emmêlaient stupidement, Adamsberg se tourna sur le côté pour s’en défaire. Ou pas stupidement. Il ouvrit les yeux, habitué à reconnaître cette alarme qui sonnait avant même qu’il sache de quoi il était question.
Il était question du nom de Frau Abster née de Franz Abster et de Erika Plogerstein, pensa-t-il en allumant sa veilleuse. Il y avait quelque chose dans ce nom. Et plutôt dans celui de sa mère, Plogerstein, qui avait percuté les solettes à la Plogoff. Et pourquoi ? Au moment où, assis, il fouillait sans bruit dans son sac pour en tirer ses dossiers, le nom de la victime autrichienne vint s’accrocher au mélange Plogerstein-Plogoff. Conrad Plögener. Adamsberg sortit la fiche de l’homme massacré à Pressbaum et la plaça sous la veilleuse. Conrad Plögener, domicilié à Pressbaum, né le 9 mars 1961 de Mark Plögener et de Marika Schüssler.
Plogerstein, Plögener. Adamsberg posa le dossier rose en désordre sur son lit et extirpa le dossier blanc, français. Pierre Vaudel, né de Jules Vaudel et de Marguerite Nemesson.
Rien. Adamsberg secoua l’épaule du chat poilu qui dormait à ses côtés, dans une pose élégante, faite pour un compartiment de luxe.
— Vlad, j’ai besoin d’un renseignement.
Le jeune homme ouvrit les yeux, surpris. Il avait dénoué sa queue-de-cheval et ses cheveux raides le couvraient jusqu’aux épaules.
— On est où ? demanda-t-il comme un enfant qui ne reconnaît pas sa chambre.
— Dans le Venise-Belgrade. Vous êtes avec un flic et nous filons vers Kisilova, le village de votre grand-père, de votre dedo.
— Oui, dit Vladislav avec fermeté, rétablissant les connexions.
— Je vous réveille, j’ai besoin d’un renseignement.
— Oui, répéta Vladislav, et Adamsberg se demanda s’il n’était pas encore en train de voleter.
— Votre dedo, comment s’appelaient ses parents ? Est-ce que cela commençait par un « plog » ?
Vladislav éclata de rire dans la nuit, se frotta les yeux.
— « Plog » ? dit-il en s’asseyant. Pas de Plog, non.
Читать дальше