— Je vois très bien, dit Adamsberg, dont l’habit de Zerk était solidement agrippé à une étoile de sa mémoire. Stock a un problème avec les autres paires de chaussures ?
— Oui, dit Danglard en se grattant le menton, bien rasé d’un côté, très mal de l’autre.
— Pourquoi vous ne vous rasez plus que d’un côté ? demanda Adamsberg, s’interrompant lui-même.
Danglard se raidit, puis se déplaça jusqu’à la fenêtre pour s’examiner dans la vitre.
— L’ampoule a grillé dans la salle de bains, je ne vois rien dans l’angle gauche. J’ai intérêt à réparer cela.
Abstract, pensa Adamsberg. Danglard l’attendait.
— On en a ici ? Des ampoules à baïonnette soixante watts ?
— Vous irez voir en réserve, commandant. Le temps qui passe, indiqua Adamsberg en tapotant son poignet.
— C’est vous qui m’interrompez. Il y a des pieds qui ne collent pas avec un recul de seulement douze ans. Deux appartiennent à des femmes dont les ongles sont vernis, une mode antérieure aux années 1990. La composition du vernis indiquerait plutôt la période 1972–1976.
— Stock est sûr de cela ?
— Presque, il pousse les analyses. Une paire masculine est en cuir d’autruche, rare et cher, produit quand le Zerquetscher n’avait encore que dix ans. Ce qui nous ferait un môme sacrément précoce. Pire, certaines paires pourraient dater de vingt-cinq ou trente ans. Je sais ce que vous allez me dire, bloqua Danglard en levant son verre en rempart. Dans votre foutu village de Caldhez, des gamins faisaient exploser les crapauds dès le berceau. Mais il y a une marge.
— Non, je n’allais pas parler des crapauds.
L’idée des crapauds, que les gosses faisaient exploser en une immonde giclée de sang et d’entrailles en leur faisant fumer une cigarette ramena la main d’Adamsberg vers le paquet de Zerk.
— C’est une vraie reprise, commenta Danglard en le voyant allumer sa troisième cigarette.
— C’est à cause de vos crapauds.
— C’est toujours à cause de quelque chose. Moi, je lâche le blanc. Terminé. Celui-ci, c’est mon dernier verre.
Adamsberg en resta muet de surprise. Que Danglard fût amoureux, certes, qu’il fût payé de retour, il fallait l’espérer, mais que ce fait le fasse décrocher du blanc, il ne pouvait le croire.
— Je passe au rouge, continua le commandant. C’est plus vulgaire mais c’est moins acide. Le blanc me ruine l’estomac.
— Bonne idée, approuva Adamsberg, curieusement rassuré à l’idée que rien ne change ici-bas, au moins en Danglard.
La période était déjà assez bouleversée comme ça.
— C’est vous qui avez acheté ce paquet ? demanda Danglard en désignant les cigarettes. Des anglaises ? Choix raffiné.
— Le braqueur de ce matin les a laissées chez moi. Donc soit Zerk était un enfant si précoce qu’il savait couper des pieds à deux ans. Soit un mentor le conduisait dans ces expéditions morbides, que Zerk poursuivit par la suite. Il pourrait agir sous influence depuis l’enfance.
— Manipulé.
— Pourquoi pas ? On peut se figurer un guide à l’œuvre derrière tout cela, une figure paternelle dont il aurait manqué.
— Possible. Il est né de père inconnu.
— Il faut accélérer sur son entourage, savoir avec qui il communique, savoir qui il voit. Il a récuré l’appartement, ce salaud n’a pas laissé la moindre piste.
— Ça paraît naturel. Vous n’espériez pas non plus qu’il nous rendrait visite ?
— Sa mère ? On l’a repérée ?
— Toujours pas. Il y a une adresse à Pau jusqu’à il y a quatre ans, puis on ne sait plus rien.
— La famille de la mère ?
— Pour le moment, aucun Louvois dans sa région. Ça ne fait que deux jours, commissaire, nous ne sommes pas mille.
— Où en est Froissy avec les téléphones ?
— Nulle part. Louvois n’avait pas de ligne fixe. Weill assure qu’il avait un portable mais on ne trouve aucun appareil à son nom. On a dû le lui offrir, ou bien il l’a volé. Froissy va devoir balayer la zone réseau autour de l’appartement et vous savez que c’est long.
Adamsberg se mit brusquement sur ses pieds, ses impatiences peut-être.
— Danglard, vous avez en tête la composition de l’équipe d’Avignon ?
Danglard avait mémorisé — et pour quoi faire ? — à peu près toutes les équipes policières du pays, mettant à jour son fichier à mesure des départs et des nouvelles nominations.
— C’est Calmet qui dirige l’affaire Pierre Vaudel fils. Je ne sais si c’est l’influence de son patronyme mais c’est un commissaire placide qui ne va pas au-devant des ennuis inutiles. Mais, je vous le disais, il n’est pas vif. C’est pourquoi je table sur quatre jours plutôt que trois. Maurel m’a aussi parlé d’un lieutenant et d’un brigadier, Noiselot et Drumont. Pour le reste de l’équipe, je ne sais pas.
— Trouvez-moi la liste complète, Danglard.
— Vous y cherchez qui ?
— Un Vietnamien avec qui j’ai fait tandem à Messilly. La petite ville était ensommeillée mais je n’ai jamais vécu un service aussi réjouissant, quand on arrivait à assurer ce service. Il fumait avec le nez, lévitait à plusieurs centimètres — ou du moins je croyais le voir —, jouait des morceaux de musique en tapant sur des verres, imitait toutes les bêtes de la création.
Vingt minutes plus tard, Adamsberg parcourait les noms de l’équipe du commissaire Calmet.
— J’ai joint le petit-fils de Slavko, dit Danglard. Il quitte Marseille sur l’heure, il sera à vingt et une heures à la gare de Venise Santa Lucia, devant la voiture 17 du train pour Belgrade. Il est content de faire un saut au village. Vladislav est toujours content.
— Comment je le reconnaîtrai ?
— Très facile. Il est maigre et velu, ses cheveux longs rejoignent ses poils du dos, le tout en noir d’encre.
— Lieutenant Mai Thien Dinh, dit Adamsberg en pointant son doigt sur la liste. Il m’a écrit en décembre dernier. Je savais qu’il y avait une histoire d’Avignon dans l’air. Il m’envoie souvent des mots quand il est en congé, avec des conseils de sagesse asiatique. « Ne mange pas ta main quand tu n’as plus de pain. »
— C’est stupide.
— C’est normal, il les invente.
— Vous lui répondez ?
— Je ne sais pas inventer des phrases, dit Adamsberg en composant le numéro du lieutenant Mai.
— Dinh ? Ici Jean-Baptiste. Je te remercie pour ta carte de décembre.
— Nous sommes en juin. Mais tu as toujours été lent. Et l’homme lent va moins vite que l’homme rapide. Tu t’es rendu compte que nous sommes sur la même affaire ? Vaudel ?
— La brave petite douille sous le frigidaire ?
— Oui. Et l’abruti qui l’a déposée a marché sur la moquette avec des pelures de crayon sous ses semelles. Ne t’en fais pas, on a laissé Vaudel en liberté, et on va te ramener le crayonneur rapidement.
— Dinh, je préférerais que vous ne le rameniez pas rapidement. Disons, moyennement rapidement par exemple. Ou assez lentement.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Ah. Le sage ne cède rien aux imbéciles. Ça ne marche pas, Jean-Baptiste. Donne-moi un moment, je sors de la salle. Que veux-tu de moi ? reprit Dinh après quelques minutes.
— Un effet retard.
— Pas réglo.
— Pas réglo du tout. Dinh, imagine qu’un salopard m’ait lancé tout habillé dans un lac de merde.
— Cela arrive.
— Et que je sois en train de m’enfoncer dedans. Tu visualises la scène ?
— Comme si j’y étais.
— Parfait. Car imagine que, justement, tu y sois. Flânant et lévitant près du bord de ce lac. Imagine que tu me tendes la main.
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