— Asseyez-vous, je déjeune tôt, j’ai un patient dans une demi-heure.
Il sortit une assiette et des couverts, poussa le plat devant lui.
— Vous m’avez endormi ?
— Non, vous avez fait cela tout seul. Vu votre état, il n’y avait pas de meilleure solution après le soin. Tout est remis en place, ajouta-t-il, comme un plombier qui commente sa note. Vous étiez dans le puits, inhibition totale de l’action, empêchement d’avancer. Mais cela va repartir. Si vous sentez un engourdissement cet après-midi, quelques assauts de mélancolie demain et des courbatures, c’est normal. Dans trois jours, vous serez comme à votre habitude, mieux sûrement. J’ai traité les acouphènes au passage, il est possible qu’une seule séance suffise. Il faut se nourrir, dit-il en désignant le plat de semoule aux légumes.
Adamsberg obéit, il se sentait un peu étourdi mais bien, léger et affamé. Rien de commun avec la nausée et les kilos de fonte qu’il traînait aux pieds ce matin. Il releva la tête pour voir le médecin lui adresser un clin d’œil amical.
— À part cela, dit-il, j’ai vu ce que je voulais voir. La structure naturelle.
— Eh bien ? demanda Adamsberg, qui se sentait assez amoindri devant Josselin.
— C’est un peu ce que j’espérais. Je n’ai vu qu’un seul autre cas comme vous, chez une femme âgée.
— C’est-à-dire ?
— Une absence quasi totale d’angoisse. C’est une posture rare. En contrepartie bien sûr, l’émotivité est faible, le désir pour les choses est atténué, il y a du fatalisme, des tentations de désertion, des difficultés avec l’entourage, des espaces muets. On ne peut pas tout avoir. Plus intéressant encore, un laisser-aller entre les zones du conscient et de l’inconscient. On pourrait dire que le sas de séparation est mal ajusté, que vous négligez parfois de bien fermer les grilles. Veillez-y tout de même, commissaire. Cela peut fournir des idées de génie semblant venir d’ailleurs — de l’intuition, comme on dit à tort pour simplifier —, des stocks immenses de souvenirs et d’images, mais aussi laisser monter en surface des objets toxiques qui devraient coûte que coûte demeurer dans les profondeurs. Vous me suivez ?
— Pas trop mal. Et si les objets toxiques remontent, que se passe-t-il ?
Le Dr Josselin fit un moulinet près de sa tête.
— Alors vous ne distinguez plus le juste du faux, le fantasme du réel, le possible de l’impossible, en bref vous mélangez le salpêtre, le soufre et le charbon.
— Explosion, conclut Adamsberg.
— Voilà, dit le médecin en s’essuyant les mains, satisfait. Rien à redouter si vous ne lâchez pas la rampe. Conservez des responsabilités, continuez à parler aux autres, ne vous isolez pas exagérément. Vous avez des enfants ?
— Un, mais tout petit.
— Eh bien expliquez-lui le monde, baladez-le, accrochez-vous. Cela vous lestera de quelques ancres, il faut garder des lumières au port. Je ne vous demande rien pour les femmes, j’ai vu. Défaut de confiance.
— En elles ?
— En vous. Seule petite inquiétude, si tant est qu’on puisse l’appeler comme ça. Je vous laisse, commissaire, claquez bien la porte derrière vous.
Quelle porte ? Celle du sas ou celle de l’appartement ?
Le commissaire ne ressentait plus aucune appréhension à l’idée de se rendre à la Brigade, au contraire. L’homme aux doigts d’or l’avait remis droit sur la route, il avait dissipé les fumées de l’accident, du « choc psychoémotionnel », qui lui bloquaient ce matin toute visibilité. Il n’oubliait pas, certes pas, qu’il avait laissé filer Zerk. Mais il le rattraperait, à sa façon et à son heure, comme il avait rattrapé Émile.
Émile qui remontait la pente — « il s’en sort, mon vieux » —, lut-il parmi les messages posés sur son bureau. Lavoisier avait effectué son transfert sans mentionner le lieu de chute, comme convenu. Adamsberg lut les nouvelles d’Émile au chien. Quelqu’un l’avait lavé — quelqu’un de serviable ou à bout de patience —, son poil était doux et sentait le savon. Cupidon s’était roulé sur ses genoux, Adamsberg pouvait laisser sa main traîner sur son dos. Danglard entra et se laissa tomber comme un sac de chiffons sur la chaise.
— Ça a l’air d’aller, dit-il.
— Je reviens de chez Josselin. Il m’a réparé comme on règle une chaudière. Cet homme fait de la haute couture.
— Ce n’est pas votre habitude d’aller vous faire soigner.
— Je voulais seulement lui parler mais j’ai tourné de l’œil dans son cabinet. J’avais passé deux heures éreintantes ce matin. Un braqueur est entré chez moi et il tenait mes deux flingues.
— Merde, je vous avais dit de les prendre avec vous.
— Mais je ne l’ai pas fait. Et le braqueur les avait.
— Eh bien ?
— Quand il a été sûr que je n’avais pas de fric, il a fini par se barrer. Et moi, j’étais fatigué.
Danglard haussa un regard méfiant.
— Qui a lavé le chien ? coupa Adamsberg. Estalère ?
— Voisenet. Il ne pouvait plus le supporter.
— J’ai lu la note du labo. Le crottin de Cupidon est identique au crottin d’Émile. Donc ramassés tous les deux à la même ferme.
— Cela desserre l’étau sur Émile mais ça ne le dédouane pas. Ni Pierre fils, qui joue beaucoup et fréquente aussi les champs de courses et les centres hippiques, donc le crottin. Il cherche même un cheval à acheter.
— Il ne m’en avait pas dit autant. Depuis quand le savez-vous ?
Tout en parlant, Adamsberg épluchait le petit tas de cartes postales que Gardon lui avait mis de côté, sorti des affaires du vieux Vaudel. Il s’agissait surtout de courriers convenus, postés par son fils au fil des vacances.
— Les flics d’Avignon l’ont appris hier, et moi ce matin. Mais des tas de gens fréquentent les champs de courses. Il y a trente-six grands hippodromes en France, des centaines de centres équestres et des dizaines de milliers d’aficionados. Ce qui nous donne de gigantesques quantités de crottin dispersées à travers le pays. Une matière autrement plus fréquente que d’autres.
Danglard montra du doigt le sol sous le bureau d’Adamsberg.
— Plus fréquente, par exemple, que des dépôts de pelures de crayon et de poudre de mine de plomb. Si on trouvait cela sur une scène de crime, ce serait bien plus précieux que du crottin. Surtout que les dessinateurs ne choisissent pas leurs crayons au hasard. Et vous non plus. Que prenez-vous comme crayons ?
— Des Cargo 401-B et des Séril H pour le sec.
— Cela, c’est de la pelure de Cargo 401-B et de Séril H ? Avec de la poudre de fusain ?
— Oui, forcément, Danglard.
— Ça serait autrement bien sur une scène de crime. Autrement précis que du foutu crottin, non ?
— Danglard, dit Adamsberg en s’éventant avec une carte postale, allez au fait.
— Ça ne me tente pas. Mais si le fait doit nous tomber dessus, mieux vaudrait courir plus vite que lui. Comme au cricket, se ruer vers la balle avant qu’elle ne touche le sol.
— Ruez-vous, Danglard. Je vous écoute.
— Une équipe a battu le terrain pour retrouver les douilles, à l’endroit où Émile s’est fait tirer dessus.
— Oui, c’était dans les priorités.
— On en a retrouvé trois.
— Pour quatre coups tirés, c’est une bonne pioche.
— On a retrouvé la quatrième aussi, dit Danglard en se levant, coinçant ses doigts dans ses poches arrière.
— Où ? demanda Adamsberg en cessant de s’éventer.
— Chez Pierre fils de Pierre. Elle avait roulé sous son frigidaire. Les gars l’ont délogée. Mais pas le revolver.
— Quels gars ? Qui a demandé la perquisition ?
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