— Tu le ferais pas.
— Avec toi, Zerquetscher, sans le moindre problème.
— Espèce de fils de pute.
— Oui.
— Tu peux pas tuer un homme comme ça.
— Si.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Que tu jettes tes flingues, que tu ouvres le tiroir du buffet, que tu sortes les deux paires de bracelets. Tu t’accroches la première aux pieds, la seconde aux poignets. Décide-toi vite, je t’ai dit que j’avais des impatiences.
— Saloperie de flic.
— Oui. Mais dépêche-toi tout de même. Possible que je pellette les nuages là-haut mais quand je redescends, je suis rapide.
Le jeune homme balaya la table d’un coup de bras, éparpilla vainement des papiers dans la pièce et jeta le holster au sol. Puis il passa la main dans son dos.
— Fais attention avec ce P 38. Quand on glisse un flingue dans son froc, il ne faut pas l’enfoncer si bas. Surtout dans un jean aussi serré. Si tu t’y prends mal, tu te troues le cul.
— Tu me prends pour un naze ?
— Oui. Un naze, un gosse, et une bête féroce. Mais pas un idiot.
— Si je t’avais pas demandé de te rhabiller, t’aurais pas la fiole.
— Exact.
— Mais j’avais pas envie de te voir à poil.
— Je comprends ça. Vaudel non plus, tu ne voulais pas le voir à poil.
Le jeune homme extirpa prudemment l’arme de son pantalon et la lança par terre. Il ouvrit le buffet, sortit les menottes, puis se retourna brusquement, avec un éclat de rire anormal, aussi irritant que le miaulement de la chatte, tout à l’heure.
— Alors t’as pas compris, Adamsberg ? T’as toujours pas compris ? Tu te figures que je prendrais le risque d’être arrêté ? Rien que pour le plaisir de te voir ? Tu ne comprends pas que si je suis là, c’est que tu ne peux pas m’arrêter ? Ni aujourd’hui ni demain ni jamais ? Tu te souviens pourquoi je suis venu ?
— Pour me pourrir la vie.
— Voilà.
Adamsberg s’était levé aussi, tenant la fiole devant lui comme un repoussoir, l’ongle coincé sous le bouchon. Les deux hommes se tournaient autour, deux chiens cherchant la meilleure prise.
— Laisse choir, dit le jeune homme. Je suis pas le fils de n’importe qui. Tu peux ni me tuer, ni me boucler, ni poursuivre ta chasse à l’homme.
— Tu es un intouchable ? Ton père est ministre ? C’est le pape ? Dieu ?
— Non. C’est toi, connard.
Adamsberg arrêta net son mouvement, laissa tomber les bras, le flacon roula sur le carrelage rouge.
— Merde ! La fiole ! gueula le jeune homme.
Adamsberg la ramassa d’un geste automatique. Il cherchait le mot pour dire « celui qui invente une histoire et qui y croit », mais il ne le trouvait plus. Des gars sans père qui s’affirmaient fils de roi, fils d’Elvis, descendant de César. Le braqueur des squares avait eu dix-huit pères, dont Jean Jaurès, il en changeait tout le temps. Mythomane, c’était le mot. Et on disait qu’il ne fallait pas briser la bulle d’un mythomane, que c’était aussi risqué que de secouer un somnambule.
— Tant qu’à choisir un père, dit-il, tu aurais pu trouver mieux que moi. Ce n’est pas intéressant d’être fils de flic.
— Adamsberg, ricana le jeune homme comme s’il n’avait rien entendu, le père du Zerquetscher. Ça la fout mal, hein ? Mais c’est comme ça, flicard. Un jour le fils abandonné revient, un jour le fils écrase le père, un jour il lui vole son trône. Tu connais l’histoire au moins ? Et le père s’en va en haillons sur les chemins.
— D’accord, dit Adamsberg.
— Je vais faire du café, dit le jeune homme en le singeant. Prends ta foutue fiole et suis-moi.
En le regardant passer l’eau sur le filtre, la cigarette pendant à sa lèvre inférieure, les doigts grattant ses cheveux bruns, Adamsberg sentit une décharge monter de son ventre, une giclée d’acide plus saisissante que le vin infect de Froissy, qui vint irradier les collets de ses dents. Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées [3] Bible de Jérusalem, Ezéchiel, 18, 2.
. Dans sa pose attentive, la jeune brute ressemblait à son propre père, sourcils embrouillés, quand il surveillait la cuisson de la garbure. Il ressemblait en vérité à la moitié des jeunes Béarnais ou aux deux tiers de ceux de la vallée du gave de Pau, le cheveu dru et bouclé, le menton en recul, les lèvres bien dessinées, le corps solide. Louvois, le nom ne lui disait rien parmi ceux de sa vallée. Ce type aurait pu tout aussi bien venir de la vallée d’en face, celle de son collègue Veyrenc par exemple. Ou de Lille, de Reims, de Menton. De Londres certainement pas.
Le type prit les deux bols et les remplit. Le climat s’était modifié depuis que le jeune homme avait largué sa révélation. Avec négligence, il avait remis le P 38 dans sa poche arrière, posé le holster près de sa chaise. La phase de l’affrontement était achevée, comme le vent tombe en mer. Ni l’un ni l’autre ne savaient que faire, ils tournaient le sucre dans le café. Le Zerquetscher, tête penchée, remettait ses cheveux longs derrière son oreille. Ils retombaient, il les remettait.
— Que tu sois béarnais, c’est possible, dit Adamsberg. Mais trouve quelqu’un d’autre, Zerketch. Je n’ai pas de fils et je n’en veux pas. Tu es né où ?
— À Pau. Ma mère est descendue en ville pour accoucher, pour se cacher.
— Comment s’appelle ta mère ?
— Gisèle Louvois.
— Ça ne me dit rien. Je connais pourtant tout le monde dans les trois vallées.
— Tu l’as sautée une nuit près du petit pont de la Jaussène.
— Tous les couples allaient au petit pont de la Jaussène.
— Ensuite elle t’a écrit pour te demander de l’aide. Et tu n’as jamais répondu, comme tu t’en foutais, comme t’es un lâche.
— Jamais reçu de lettre.
— Faudrait encore que tu te rappelles le nom des filles que tu sautes.
— D’une part je me souviens de leurs noms, d’autre part je n’étais pas en veine à l’époque dont tu parles. J’étais malhabile et je n’avais pas de mobylette. Des gars comme Matt, Pierrot, Manu, Loulou, oui, tu peux te demander si ce n’est pas ton père. Ils ramassaient tout ce qu’ils voulaient. Mais ensuite, les filles ne s’en vantaient pas. Ça les déshonorait. Qui te dit que ta mère ne t’a pas menti ?
Le jeune homme fouilla dans sa poche, abaissant la ligne de ses sourcils, et sortit un petit sachet plastique qu’il balança sous les yeux d’Adamsberg avant de le jeter sur la table. Adamsberg en sortit une photo dont les vieilles couleurs avaient viré au violet, où posait un jeune gars adossé à un grand platane.
— Lui, c’est qui ? demanda le jeune homme.
— Moi ou mon frère. Et après ?
— C’est toi. Regarde au dos.
Son nom, J.-B. Adamsberg, était écrit en petites lettres rondes au crayon à papier.
— Je dirais plutôt que c’est mon frère. Raphaël. Je ne me souviens pas de cette chemise. Preuve que ta mère nous connaissait mal, preuve qu’elle t’a raconté des salades.
— Ferme ta gueule, tu ne connais pas ma mère, elle ne raconte pas de salades. Si elle m’a dit que t’étais mon père, c’est que c’est vrai. Pourquoi elle inventerait, hein ? Il n’y a pas de quoi crier victoire.
— C’est vrai. Mais dans le village, mieux valait moi que Matt ou Loulou, qu’on appelait les « vauriens », les « chiens » ou les « pisseux ». La nuit, quand il faisait chaud, ils pissaient par les fenêtres ouvertes. C’est ainsi que l’épicière — qu’on n’aimait pas — s’en est pris plein les yeux. Sans te parler de la bande à Lucien. Bref, sans être une victoire, il valait mieux donner mon nom que celui de Matt le pisseux. Je ne suis pas ton père, je n’ai jamais connu de Gisèle, ni dans mon village ni dans ceux d’à côté, et elle ne m’a jamais écrit. La première fois qu’une fille m’a écrit, j’avais vingt-trois ans.
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