— Oui.
— Ah ouais ?
— Il a dit : « Un verre de quoi ? Je ne me relève pas pour du beaujolais. »
— Ouais, c’est ça, répondit le jeune homme, déconcerté.
— Alors les six gars, respect, continua Adamsberg en trempant une tartine dans son bol. Ils ont relevé le vieux et après, copains comme cochons. Moi je ne dis pas que c’est lâche. Moi je dis qu’il faut du cran. Mais c’est Weill. Hein, le vieux, c’est Weill ?
— Ouais.
— Il est talentueux. Moi non.
— Il est plus fort que toi ? Comme flic ?
— Tu es déçu ? Tu veux un autre adversaire ?
— Non. On dit que t’es le meilleur flic.
— Alors on était faits pour se connaître.
— Plus que tu ne crois, connard, dit le jeune homme en souriant méchamment, avalant sa première gorgée de café.
— Tu peux m’appeler autrement ?
— Ouais. Je peux t’appeler flicard.
Adamsberg avait fini son pain et son café, c’était le moment où il partait pour la Brigade, une demi-heure de marche à pied. Il se sentit las, écœuré par cet échange, dégoûté de l’autre et de lui-même.
— Sept heures, dit-il en jetant un œil par la fenêtre. C’est l’heure où le voisin pisse contre l’arbre. Il pisse toutes les heures et demie, jour et nuit. Ça ne fait pas de bien à l’arbre mais ça me donne l’heure.
Le gars serra la main sur l’arme et regarda Lucio à travers la vitre.
— Pourquoi il pisse toutes les heures et demie ?
— Sa prostate.
— Moi je m’en fous, dit le jeune homme rageusement. J’ai la tuberculose, la teigne, la gale, l’entérite et un seul rein.
Adamsberg débarrassa les bols.
— Je comprends que tu bousilles tout le monde.
— Ouais. Dans un an je suis mort.
Adamsberg fit un signe vers le paquet de cigarettes du Zerquetscher.
— Ça veut dire que t’en veux une ? demanda le jeune homme.
— Oui.
Le paquet glissa à travers la table.
— C’est la coutume. Fume, je te crève après. Qu’est-ce que tu veux d’autre ? Savoir ? Comprendre ? Tu sauras rien. Tu peux toujours courir.
Adamsberg sortit une cigarette, fit un geste des doigts pour demander du feu.
— T’as même pas les jetons ? demanda l’homme.
— Comme ça.
Adamsberg souffla la fumée et la cigarette lui fit tourner la tête.
— Qu’est-ce que tu es venu faire ici au juste ? demanda-t-il. Te jeter dans la gueule du loup ? Me raconter ta petite histoire ? Chercher l’absolution ? Mesurer l’adversaire ?
— Ouais, dit le jeune homme, sans qu’on sache à quoi il répondait. Je voulais voir à quoi tu ressemblais avant de m’en aller. Non, ce n’est pas ça. Je suis venu pour te pourrir la vie.
Il enfilait le holster sur ses épaules, s’emmêlant dans les lanières.
— Ce n’est pas comme cela que ça se met, tu te trompes de sens. Cette courroie-là, elle va sur l’autre bras.
Le jeune homme recommença l’opération, Adamsberg le regarda faire sans bouger. On entendit un miaulement pénible, des griffes qui grattaient contre la porte.
— C’est quoi ?
— Une chatte.
— T’as des animaux ? C’est minable, c’est bon pour les débiles. Elle est à toi ?
— Non. Elle est au jardin.
— T’as des gosses ?
— Non, répondit prudemment Adamsberg.
— C’est facile de dire toujours « non », hein ? C’est facile de tenir à rien ? De se débiner là-haut pendant que les autres rament par terre, hein ?
— Là-haut où ?
— Là-haut, Pelleteur de nuages.
— Tu es bien renseigné.
— Ouais. Y a tout sur toi sur le Net. Ta gueule et tes exploits. Comme quand t’as coursé ce type à Lorient et qu’il s’est jeté dans le port.
— Il ne s’est pas noyé.
Un second miaulement traversa la pièce, affolé et urgent.
— Mais qu’est-ce qu’elle a, merde ?
— Des ennuis sûrement. Elle vient d’avoir sa première portée, elle n’est pas douée. Peut-être qu’un de ses petits est coincé quelque part. On s’en moque.
— Toi, tu t’en moques, parce que tu es une ordure, tu t’occupes jamais de personne.
— Alors va voir, Zerketch.
— Ouais. Et pendant ce temps tu te casses, connard.
— Enferme-moi dans le bureau, la fenêtre a des barreaux. Emporte tes flingues et va voir. Puisque tu vaux mieux que moi. Prouve-le.
Le jeune homme inspecta le bureau, arme pointée vers Adamsberg.
— T’avise pas de bouger de là.
— Si tu trouves le chaton, soulève-le par le ventre ou par la peau du cou, ne touche pas à la tête.
— Adamsberg, ricana l’homme. Adamsberg, délicat comme une mère.
Il rit plus fort et verrouilla la porte. Adamsberg tendit l’oreille vers le jardin, entendit des bruits de cageots qu’on déplace, puis Lucio qui intervenait.
— C’est le vent qu’a fait tomber la pile de cageots, disait Lucio, y a un chaton coincé dessous. Ben bougez-vous, hombre, vous voyez bien que j’ai qu’un bras. Vous êtes qui ? C’est quoi toutes ces armes ?
La voix de Lucio, impériale, tâtait le terrain d’une pointe de fer.
— Je suis un parent. Le commissaire m’entraîne au tir.
Pas mal trouvé, estima Adamsberg. Lucio respectait la famille. On entendit le bruit de caisses qu’on déplaçait, puis un miaulement minuscule.
— Vous le voyez ? dit Lucio. Il est blessé ? Je déteste le sang.
— Ben moi j’aime ça.
— Si vous aviez vu le ventre de votre grand-père se vider sous les balles et votre bras coupé pisser comme une fontaine, vous causeriez autrement. Comment elle vous a éduqué, votre mère ? Passez-moi le chaton, j’ai pas confiance.
Doucement, Lucio, doucement, murmura Adamsberg en serrant les lèvres. C’est le Zerquetscher, bon sang, tu ne vois pas que ce type peut prendre feu ? Qu’il peut écraser le chat sous sa botte et te disperser au sol de l’appentis ? Ferme-la, prends le chaton et tire-toi.
La porte de l’entrée claqua, le jeune homme revint dans le bureau d’un pas lourd.
— Coincé comme un connard sous une pile de cageots, dit-il, pas foutu capable de se tirer de là. Comme toi, ajouta-t-il en s’asseyant face à Adamsberg. C’est pas un marrant, le voisin. Je préfère Weill.
— Je vais sortir, Zerketch. Quand je suis assis depuis trop longtemps, ça m’impatiente. C’est même l’unique chose qui m’énerve. Mais elle m’énerve vraiment.
— Sans blague, railla le jeune homme en pointant son arme. Le flic en a marre de moi, le flic veut sortir.
— Tu as compris. Tu vois ce flacon ?
Adamsberg tenait entre ses doigts un petit tube en verre plein d’un liquide brun, pas plus grand qu’un échantillon de parfum.
— Je serais toi, je ne toucherais pas à l’arme avant de m’avoir écouté. Tu vois le bouchon ? Je l’ôte, tu meurs. En moins d’une seconde. En 74,3 centièmes de seconde pour être précis.
— Salopard, gronda le jeune homme. C’est pour ça que tu faisais les fortiches, hein ? C’est pour ça que t’avais pas peur ?
— Je n’ai pas fini de t’expliquer. Le temps que tu ôtes la sécurité de ton arme, 65 centièmes de seconde, le temps que tu appuies sur la détente, 59 centièmes. Le temps que la balle impacte, 32 centièmes. Total, une seconde et 56 centièmes. Résultat, t’es mort avant que la balle me touche.
— C’est quoi cette saloperie ?
Le jeune homme s’était levé et reculait, bras tendu vers Adamsberg.
— De l’acide nitro-citraminique. Transformation immédiate en gaz mortel au contact de l’air.
— Alors tu crèves avec moi, connard.
— Je n’ai pas fini de t’expliquer. Tous les flics de la Criminelle se font immuniser par un traitement intradermique de deux mois et, crois-moi, on en bave. Si je fais sauter le bouchon, tu crèves — dilatation du cœur qui explose — et moi, je me vide par le haut et par le bas pendant trois semaines, avec éruption cutanée et perte de cheveux. Ensuite, je me remets comme une fleur.
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