— Alcool de poire, cela vous dit, n’est-ce pas ?
Non, cela ne lui disait pas, la journée avait été trop longue. Mais laisser Josselin seul avec son alcool de poire risquait de fissurer l’entente. Adamsberg le regarda emplir les deux petits verres.
— Ce n’était pas une simple zone figée que j’avais trouvée dans le crâne de Vaudel, c’était bien pire.
Le médecin se tut, semblant encore hésiter sur son droit à parler, souleva son verre, le reposa.
— Qu’y avait-il, docteur, dans le crâne de Vaudel ? insista Adamsberg.
— Une cage hermétique, une pièce hantée, un cachot noir. Il vivait dans l’obsession de ce qu’elle contenait.
— Quoi ?
— Lui-même. Avec sa famille au complet et leur secret Tous enfermés là-dedans, tous muets, tous loin du monde.
— Il pensait que quelqu’un l’enfermait ?
— Non, vous ne comprenez pas. Vaudel s’était enfermé de lui-même, il s’était volontairement caché, dissimulé à la vue des autres. Il protégeait les occupants du cachot.
— De la mort ?
— De l’anéantissement. Il y avait trois autres choses patentes chez lui : un attachement forcené à son nom, à son patronyme. Un déchirement irrésolu envers son fils, entre fierté et refus. Il aimait Pierre, mais il ne voulait pas qu’il existe.
— Il ne lui a rien légué, il a testé en faveur du jardinier.
— C’est logique. S’il ne lègue rien, c’est qu’il n’a pas de fils.
— Je ne pense pas que Pierre l’ait compris ainsi.
— Sûrement pas. Enfin Vaudel était doté d’un orgueil sans bornes, si total qu’il générait un sentiment d’invincibilité. Je n’ai jamais rencontré rien de tel. Voilà ce que peut vous apprendre le médecin, et vous comprenez pourquoi je tenais beaucoup à ce patient. Mais Vaudel était fort, ses résistances à mes soins étaient féroces. Il tolérait que je lui arrange un torticolis ou une entorse. Il m’a même adulé quand je lui ai ôté ses vertiges et sa surdité naissante. Ici, dériva le médecin en tapotant son oreille. Les osselets de l’oreille moyenne bloqués comme des étaux. Mais il me haïssait lorsque je m’approchais du cachot noir et des ennemis qui le cernaient.
— Qui étaient les ennemis ?
— Tous ceux qui entendaient détruire sa puissance.
— Il les craignait ?
— D’un côté assez pour ne pas vouloir d’enfants, afin de ne pas les exposer au danger. D’un autre pas du tout, en raison de ce sentiment de supériorité dont je vous ai parlé. Sentiment déjà florissant quand il s’occupait de justice, quand il exerçait ce droit de vie ou de mort sur autrui. Attention, commissaire, ce que je vous décris n’est pas la réalité mais la sienne.
— Fou ?
— Totalement si l’on estime que c’est être fou que de vivre selon la logique d’un monde qui n’est pas la logique du monde. Mais pas du tout dès l’instant où il était rigoureux et cohérent au sein de son organisation, et qu’il savait la connecter aux règles minimales de l’ordre social général.
— Avait-il identifié ses ennemis ?
— Tout ce qu’il a bien voulu en dire évoquait une lutte primaire de bande à bande, une infinie vendetta. Avec du pouvoir à la clef.
— Il connaissait leurs noms ?
— Sûrement. Il ne s’agissait pas d’ennemis changeants, de démons volatils pouvant surgir de partout et nulle part. Leur place dans son crâne n’a jamais varié. Vaudel était paranoïaque, ne serait-ce que par cette certitude de puissance et cet isolement grandissant. Mais tout était rationnel et réaliste dans sa guerre, et ceux qu’il combattait avaient sûrement pour lui des noms et même des visages.
— La guerre est cachée et les ennemis sont chimériques. Cependant la réalité entre un soir dans son théâtre, et on l’assassine.
— Oui. A-t-il fini par menacer réellement les « ennemis » ? Leur a-t-il parlé, les a-t-il agressés ? Vous connaissez la formule, n’est-ce pas : le paranoïaque finit par engendrer les haines qu’il avait soupçonnées. Son invention prend vie.
Josselin proposa une nouvelle rasade d’alcool, qu’Adamsberg refusa. Le médecin se poussa d’un pas léger jusqu’au placard, rangea la bouteille avec soin.
— Nous ne sommes pas normalement amenés à nous revoir, commissaire, car ma connaissance de Vaudel s’arrête là. Ce serait beaucoup demander que de revenir un jour, n’est-ce pas ?
— Pour voir dans mon crâne ?
— Bien sûr. À moins que nous ne trouvions un motif moins intimidant. Pas de douleur de dos qui vous gêne ? Des ankyloses ? Une oppression ? Des difficultés de transit ? Du froid, du chaud ? Une névralgie ? Une sinusite ? Non, rien de tout cela, n’est-ce pas ?
Adamsberg secoua la tête en souriant. Le médecin plissa les yeux.
— Acouphènes, proposa-t-il, un peu comme un marchand fait une offre.
— D’accord, dit Adamsberg. Comment le savez-vous ?
— À votre façon de porter les doigts à votre oreille.
— J’ai déjà consulté. On ne peut rien y faire, sauf s’y habituer et les oublier. Et je suis doué pour ça.
— La nonchalance, l’indifférence, n’est-ce pas ? dit le médecin en raccompagnant Adamsberg vers l’entrée. Mais les acouphènes ne s’estompent pas comme un souvenir. Je peux, moi, vous les ôter. Si cela vous chante. Car à quoi bon transporter nos pierres ?
En rentrant à pied de chez le Dr Josselin, Adamsberg serrait et desserrait le cœur en mousse, Love, dans le fond de sa poche. Il s’arrêta sous le porche de l’église Saint-François-Xavier pour appeler Danglard.
— Ça ne fonctionne pas, commandant. Ce mot d’amour, c’est impensable.
— Quel mot, quel amour ? demanda prudemment Danglard.
— Celui du vieux Vaudel, son Kiss Love pour la vieille dame allemande. C’est impossible. Vaudel est âgé, il est coupé du monde, traditionaliste, il boit du Guignolet sur un fauteuil Louis-XIII, il n’écrit pas Kiss Love sur une lettre. Non, Danglard, encore moins sur une dernière lettre posthume. C’est une facilité trop bon marché pour lui. Un modernisme qu’il réprouve. Il ne va pas copier des inscriptions sur un cœur en mousse.
— Quel cœur en mousse ?
— Peu importe, Danglard.
— Personne n’est à l’abri d’une fantaisie, commissaire. Vaudel était capricieux.
— Une fantaisie en cyrillique ?
— Par goût du secret, pourquoi pas ?
— Cet alphabet, Danglard, on ne l’utilise pas qu’en Russie ?
— Non, dans les langues slaves des peuples orthodoxes. Il dérive du grec médiéval, peu ou prou.
— Ne me dites pas d’où il vient, dites-moi seulement s’il est utilisé en Serbie.
— Oui, bien sûr.
— Vous m’avez bien dit que votre oncle était serbe ? Donc que les pieds coupés étaient serbes ?
— Je ne suis pas sûr que ce soient ceux de mon oncle. C’est votre histoire d’ours qui m’a focalisé. Ce sont peut-être les pieds d’un autre.
— De qui alors ?
— D’un cousin peut-être, d’un homme du même village.
— Mais d’un village serbe, c’est cela, Danglard ?
Adamsberg entendit le verre de Danglard se poser brutalement sur sa table.
— Mot serbe, pieds serbes, c’est comme cela que vous pensez ? demanda le commandant.
— Oui. Deux signaux serbes en quelques jours, ce n’est pas fréquent.
— Cela n’a rien à voir. Et vous ne vouliez plus qu’on s’occupe des pieds de Highgate.
— Le vent bouge et qu’y puis-je, commandant ? Et pour ce soir, il souffle de l’est. Cherchez ce que peut bien signifier ce Kiss Love en serbe. Commencez par fouiner autour des pieds de votre oncle.
— Mon oncle connaissait peu de monde en France, et surtout pas d’opulents juristes de Garches.
Читать дальше